OPINION* – Burundi : pourquoi cette omerta sur l’Accord « Orts-Milner » et la convention « Belbases » ?
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Ces accords signés depuis 1919 ont amputé le Burundi d’une grande partie de son territoire, le Bugufi, aujourd’hui tanzanien. En 1949 le roi Mwambutsa a adressé une requête à la tutelle belge pour une rétrocession de ce territoire. Sa demande a été refusée. Pourquoi ?

C’est donc au cours de l’année 1919, pendant que s’élaborait le Traité de Versailles entre les Puissances alliées vainqueurs de la Première Guerre mondiale contre l’Allemagne, que l’avenir colonial du territoire du Ruanda-Urundi a été décidé.

En effet, la Grande-Bretagne et la Belgique ont signé, en codicille du Traité, un accord dit « Orts-Milner » qui a été ensuite entériné par la Société des Nations (SDN). Cependant, beaucoup, y compris la plupart des hauts cadres du Burundi, ignorent l’existence de ces accords. De ce fait, il serait opportun de s’interroger sur les perspectives d’avenir de ces deux accords. C’est autour de ces questions que nous articulerons notre réflexion.

D’où viennent ces accords ?

À la fin de la Première Guerre mondiale, en alliance avec des Anglais en Afrique-Orientale Allemande (« Ost Deutsch Afrika »), la Belgique avait conquis les territoires compris entre les lacs Tanganyika, Kivu et Victoria. Il s’agissait du territoire du Ruanda-Urundi, ainsi qu’une partie du nord-ouest du « Tanganyika Territory » (actuelle Tanzanie), à savoir les territoires de Tabora, Kigoma, Ujiji et Buha jusqu’aux rives du Lac Victoria (à Nyanza). Dès 1916, la Belgique considérait ces opérations de conquête de l’Est africain comme un atout dans une future négociation tripartite au sujet de l’embouchure du fleuve Congo.

Cependant ce plan présentait pas mal de difficultés. Selon Filip Reyntjens: « la Belgique céderait ses territoires est-africains à la Grande-Bretagne ; le Portugal céderait la rive sud à la Belgique ; le Portugal recevrait de la Grande-Bretagne une compensation territoriale dans le coin sud-est de la (Tanzanie). Cet échange s’avéra impossible (…) du fait de l’intransigeance du Portugal. Il ne restait dès lors à la Belgique que de s’assurer du titre sur ses conquêtes est-africaines. ».(1)

En effet, dès 1919, pendant que s’établissait le Traité, la Belgique mit en avant ses revendications sur « son droit de conserver la totalité des territoires » qu’elle avait conquis depuis 1916 aux quatre « Principales Puissances » (France, Grande-Bretagne, Italie et Japon). Car, c’est en faveur des « Quatre » que l’Allemagne, aux termes de l’Article 119 du Traité, renonçait à ses anciennes colonies ; et par une redistribution des territoires acquis de la sorte, elles avaient accepté de matérialiser la récompense de l’effort militaire en Afrique des « moindres », à savoir la Belgique et le Portugal. En fait, l’affaire regardait la Grande-Bretagne à qui était échu « l’Ost Deutsch Afrika » et qui s’était moralement engagée à partager le « butin » avec sa partenaire, la Belgique.

C’est ainsi que Lord Alfred Milner, chargé des questions coloniales au sein de la délégation britannique, fut mandaté par le Premier ministre britannique, David Lloyd George, pour négocier avec M. Pierre Orts, plénipotentiaire délégué par la Belgique. Leur négociation aboutit à un accord portant leurs noms respectifs « Orts-Milner », et paraphé le 28 mai 1919, presque un mois avant la signature du Traité de Versailles, le 30 juin 1919.

Dans la première partie de l’Accord, les deux pays s’engagèrent à demander conjointement au Conseil suprême des « Quatre » d’accorder à la Belgique le droit d’administrer le Ruanda-Urundi et à la Grande-Bretagne d’administrer le reste de l’ancienne colonie allemande. Ce qui fut accepté par le Conseil, le 21 août 1919.

La deuxième partie, « conclue sous forme d’échange de lettres, prévoyait que la Grande-Bretagne accorderait à la Belgique des avantages économiques dont les modalités devraient être fixées dans une convention particulière dite Belbases (Belgian bases) »(2) , signée le 15 mars 1921. En vertu de cette convention, les marchandises, les personnes et la poste en provenance ou à destination des territoires belges transitaient librement par la Tanzanie, exemptées de tous les droits de douane, et avec un régime tarifaire très favorable sur les lignes de chemin de fer. « La Grande-Bretagne donnait à bail à perpétuité moyennant un loyer d’un franc symbolique, des emplacements Belbases » dans les ports de Kigoma et de Dar es-Salaam, à équiper et exploiter par les autorités belges. »(3)

La Belgique, quant à elle, « s’engageait à céder à la Grande-Bretagne tous les territoires conquis dans l’Ost Deutsch Afrika, soit la moitié de son gage, et ne gardait que le Ruanda, amputé du territoire de Gisaka ; et l’Urundi, sans le Bugufi, territoire se trouvant dans l’angle aigu du nord-est du Burundi actuel que forment avant de se rejoindre les rivières Ruvubu et l’Akagera. La Grande-Bretagne avait invoqué la cession de ces deux territoires par la nécessité de faire passer le chemin de fer du Cap au Caire sur la rive gauche de l’Akagera »(4) . Le 22 mars 1921 fut la date de la remise officielle entre la Belgique et la Grande-Bretagne en vertu des termes de l’Accord « Orts-Milner » et les concessions de « Belbases ».

Le Ruanda fut amputé de son territoire de Gisaka que le roi Yuhi V Musinga récupéra par après lorsque le tracé du chemin de fer fut abandonné. Toutefois, le roi a eu beaucoup de soutiens dans sa lutte que le roi burundais n’a pas eus. « Les voix qui s’élèvent contre ce morcellement du pays (Ruanda) se multiplient. Les autorités coloniales sur le terrain disent publiquement qu’elles s’opposent à cette dislocation. Van den Eede, le Résident du Rwanda, est le premier à manifester son opposition et à rejeter cet accord (Orts-MiIner, ndlr) qu’il juge injuste et non mérité par la population rwandaise », écrit Léonard Rwanyindo(5) . L’auteur cite également le Ministre des Colonies belges, M. Louis Frank, l’Administrateur général des Colonies belges, M. Van den Abeele ; le Résident, M. Pierre Ryckmans ; Mgr. Hirth, Vicaire apostolique de Nyanza ; Mgr Léon Classe ; M. Jules Mathieu, socialiste député belge originaire de Nivelles ; et le pasteur Anet H. ; etc. C’est grâce à tous ces soutiens que les revendications du roi Yuhi eurent gain de cause par une rétrocession du Gisaka signée le 31 décembre 1923 et devenue effective le 1er janvier 1924.

L’Urundi n’aura pas la même attention car, non seulement l’administration belge considérait le Bugufi comme un territoire négligeable, mais aussi le roi Mwambutsa Bangiricenge, né en 1912 et intronisé à l’âge de 3 ans, était mineur lorsque le Bugufi fut détaché de son royaume tandis que les régents de son Royaume, les princes Ntarugera, Nduwumwe et Karabona, « semblaient avoir d’autres priorités que l’intégrité territoriale ».

C’est en 1949 que le roi Mwambutsa adressa enfin au Conseil de tutelle une requête d’examen de la question pour une rétrocession du Bugufi. Sa demande fut malheureusement refusée. « Le Royaume-Uni ne discute pas le côté historique de la question ni, à cet égard, les droits que Mwambutsa peut en tirer (…). », lit-on dans une lettre confidentielle envoyée par l’Administrateur général des Colonies au Gouverneur général. Et pourtant, dans la même lettre, la Belgique précise que : « (…) la rétrocession du Kisaka devait tout naturellement être accompagnée, à l’époque, de la rétrocession du Bugufi. » (6)

Que sont devenus ces accords après les indépendances des pays concernés ?

À l’indépendance, ces accords ont été remis en question par la Tanzanie, qui considérait la cession du bail à perpétuité comme incompatible avec sa souveraineté nationale. C’est ainsi qu’elle souhaita évacuer tous les sites Belbases. Néanmoins, comme l’écrit Léon Henry Darcis(7) , « c’est sans savoir que le Congo, le Rwanda et le Burundi indépendants ont assuré le payement du loyer nominal ainsi que les travaux effectués aux Belbases. Dès lors, le Tanganyika aurait dû dédommager ses voisins africains pour évacuer les sites. Rechignant à s’attaquer à ses compatriotes africains, Nyerere abandonne l’idée. (…) Le contentieux juridique concernant le dédommagement des ex-propriétaires par les autorités tanzaniennes n’étant toujours pas résolu, les Belbases existent encore virtuellement. »

Dans son livre, Pierre-Marie Découdras, indique que « le 21 mars 1964, la Tanzanie commua la concession à perpétuité en un bail de 99 ans. Cette décision unilatérale ne fut jamais ratifiée par aucun de ses trois partenaires. »(8) Julius Nyerere voulait que les accords soient renégociés pour aboutir à une cogestion tout acceptant de compenser ses partenaires pour leurs contributions.

Interrogé par Serges Nibizi en mars 2012, dans l’émission « Kabizi » de la Radio Publique Africaine (RPA), M. Simon Simbananiye(9) , cadre à l’Ambassade du Burundi à Dar es-Salaam, dans les années 60, explique que « tout a été bloqué par le manque de consensus sur l’évaluation des parts des compensations entre le Burundi, le Rwanda et le Zaïre. Le Burundi voulait 70 %, 25 % seraient attribués au Rwanda et 5 % au Zaïre, selon le degré de participation de chaque pays dans la mise en place des infrastructures nécessaires ».

Après plusieurs tentatives infructueuses, la Tanzanie décida, en février 1971, de reprendre le contrôle des sites Belbases. Depuis, les négociations sont restées dans l’impasse.

Quelles sont les perspectives pour ces accords ?

Contrairement aux autres pays partenaires dans ces accords, le Burundi a perdu définitivement une partie de son territoire, le Bugufi. Et pourtant, la Tanzanie considère que ces accords violent sa souveraineté, qu’en est-il alors du Burundi ? L’enjeu est donc délicat et compliqué.

Un homme d’affaires burundais qui a travaillé longtemps dans l’import-export au Burundi m’a récemment révélé que depuis les années 70-80, la Tanzanie corromprait tous les hauts cadres burundais concernés par le sujet afin de l’étouffer. C’est pourquoi on n’entend jamais le Burundi évoquer publiquement cette affaire. D’autres parlent de liaisons entre les cadres du Cndd-Fdd, l’ancienne rébellion et parti au pouvoir au Burundi, avec ceux du parti au pouvoir en Tanzanie (CCM), « d’où le soutien tanzanien au régime du Cndd-Fdd au niveau diplomatique régional et international », concluent-ils.

Une anecdote pour illustrer cela. Tout récemment, le Sénat burundais a publié un compte-rendu à l’issue d’une retraite qu’il a organisée à Gitega sur l’époque coloniale et ses conséquences. Dans tout le document, il n’est nulle part fait mention du territoire de Bugufi ou du moins le respect des accords « Orts-Milner ».

Peu importe ce que le Burundi aurait fait ou devrait faire, l’évolution de la situation nous amène à relativiser l’utilité de ces accords dans l’avenir. Néanmoins, un bon leadership burundais devrait en tirer profit en négociant un autre accord le plus adapté au temps présent. De toutes les façons, cette voie ferrée nécessite beaucoup de travaux de réaménagement pour être efficiente. Elle est vétuste avec un écartement métrique à voie unique sur 90 % de son parcours.

En effet, parmi les quatre voies alternatives pour importer et exporter, depuis plus de cinq ans, le Burundi privilégie le corridor Central (1428 km) dit « voie tanzanienne », le moins cher. Cette voie part du port de Dar es-Salaam, sur l’océan Indien, par voie ferroviaire de Dar es-Salaam-Morogoro-Dodoma-Tabora jusqu’au port de Kigoma, puis à partir de ce dernier, elle poursuit son parcours par la voie lacustre du lac Tanganyika pour atteindre le port de Bujumbura. À contrario, depuis son indépendance, le Rwanda privilégiait le Corridor Nord qui fait le parcours du port de Mombassa-Kampala-Kigali. Mais, depuis cinq ans, il n’utilise ce Corridor Nord que pour les importations urgentes du fait de l’efficacité du port de Mombasa ; pour le reste de son import-export, il passe par le corridor central moins cher.

Par ailleurs, le 30 novembre 2019, un mémorandum d’entente révisé a été signé entre la Tanzanie, le Burundi et la RDC sur un projet du chemin de fer à écartement standard (10) (SGR) qui partira du district d’Uvinza, dans la région de Kigoma en Tanzanie jusqu’à Gitega, via la région de Musongati, au Burundi. Elle sera ensuite étendue, selon l’accord, aux régions orientales de la RDC. Dans la situation actuelle, l’exploitation ferroviaire le long du corridor central se poursuit à travers l’ancien chemin de fer à écartement métrique. Une voie métrique est une voie ferrée dont l’écartement des rails est de 1 000 mm (1m). Elle fait partie des voies étroites.

Une autre option  est celle du projet de chemin de fer qui reliera Dar-es-Salaam et Kigali. De la voie existante Dar es-Salaam-Isaka (970 km), une nouvelle ligne ferroviaire sera répartie en deux : Isaka-Kigali de 494 km (dont 355 km en Tanzanie et 139 km au Rwanda), et Keza-Musongati, longue de 197 km (dont 139 km au Burundi et 58 km en Tanzanie). Il est à noter que quatre sites miniers seront connectés sur cette section Keza-Musongati par des embranchements de 50 km. Mais, selon nos informations, le Burundi privilégie l’option Uvinza-Musongati-Gitega tandis que le Rwanda se focalise sur le Chemin de fer (SGR) Isaka- Kigali et le financement serait en négociations. La RDC serait aussi intéressée pour la prolongation jusqu’à Goma à partir de Kigali.

Pour le corridor Nord, le Kenya est en train de développer la section Mombasa-Malaba de l’ensemble du réseau proposé vers Kigali via l’Ouganda. Comme le nouveau chemin de fer Mombasa-Kampala-Kigali ne serait plus dans les priorités de l’Ouganda, le Rwanda et l’Ouganda auraient déjà eu des accords avec le Kenya leur permettant de construire leurs propres entrepôts au Terminal de SGR du port sec de Naivasha (Inland container), avec en plus des taux préférentiels sur les frais exigibles sur ce port. Le Burundi devrait leur emboîter le pas en développant son réseau du Corridor Nord afin de ne pas continuer à ne dépendre que d’un seul corridor central. En plus, le port de Mombassa est très bien équipé, modernisé et plus grand que Dar es-Salaam.

Certes, le sujet est très complexe et délicat. Néanmoins, ces questions méritent d’être prises à bras le corps par les autorités burundaises afin que le Burundi soit compétitif sur le plan régional, et que par la même occasion les Burundais disposent des produits moins chers grâce à la baisse des charges liées à l’importation. Peut-être aussi que cette affaire mériterait d’être portée à l’agenda de la toute nouvelle commission parlementaire belge sur le passé colonial de la Belgique afin d’étudier les problématiques des accords qu’elle nous a légués.
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(1) Darcis L., « Les Belbases : une réalisation peu connue de l’expansion belge en Afrique de l’Est », in : Bulletin des séances, Académie royale des sciences d’outre-mer, 2007, vol. 53, no. 2, pp. 131-146.
(2) Citegetse, « Bujumbura, un port intérieur », mémoire ENS, Bujumbura, 1976, 58p.
(3) Jérémy Révillon, « L’intégration régionale dans les Grands Lacs : analyse comparée Rwanda/Burundi », Thèse pour le Doctorat en Histoire, Université de Pau et des Pays de l’Adour, 2016, p.58
(4) Citegetse, Loc. cit.
(5) Léonard Rwanyindo, « Le protestantisme belge dans la région des grands lacs », Éditions Publibook, 2009, p. 118
(6) Lettre confidentielle N° 112/6512-5/3019 du 12 juillet 1949 envoyée par l’Administrateur Général des Colonies (belges), M. Van den Abeele, au Gouverneur Général, M. Alan Burns, avec copie pour dispositions au Gouverneur du territoire du Ruanda-Urundi, M. Ryckmans. (Source : archives du ministère des affaires étrangères belges).
(7) Darcis L., « Les Belbases : une réalisation peu connue de l’expansion belge en Afrique de l’Est », in Bulletin des séances – Nouvelle série, Académie royale des sciences d’outre-mer, 2007, Vol. 53, n° 2, pp. 131-146.
(8) Pierre-Marie Découdras, « Burundi : le problème des voies d’approvisionnement », in Cahiers d’Outre-Mer N° 147 – 37è année, Juillet Septembre 1984, p. 211.
(9) À l’époque, il était ancien conseiller ou secrétaire à l’ambassade du Burundi à Dar-es-Salaam, en Tanzanie.
(10) L’écartement standard des rails est de 1 435 mm, définissant la voie normale, est le plus utilisé à travers le monde.

 


*Blaise Nijimbere

Blaise Nijimbere est un jeune activiste qui vit en France où il est réfugié depuis quatre ans. Bon lecteur, ouvert et curieux, ce « cyberactiviste », comme il se présente lui-même, est un passionné de la politique, de l’information, actualité et des réseaux sociaux. Courageux, il signe et assume toujours ce qu’il publie.