Opinion – « 1972 », l’inconscience de l’innocent
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Par Antoine Kaburahe

Comme journaliste, mais aussi comme écrivain et éditeur, j’ai été amené à écouter plusieurs témoignages sur « 1972 ». Dans presque tous les récits, les victimes se sont laissées emmener sans résistance vers l’abattoir. Père Dugas, un vieux missionnaire curé à Giheta en 1972 a vu beaucoup de choses. Près de sa paroisse se trouve l’horrible charnier de Nyambeho. Le vieux prêtre (aujourd’hui décédé) m’ a expliqué un jour cette « passivité » par une formule terrible, mais combien juste : l’inconscience de l’innocent. « On disait aux gens de fuir, aux instituteurs de ne pas aller chercher leur paie à l’administration parce qu’ils n’allaient pas revenir. Mais comme ils n’avaient rien à se reprocher, ils partaient quand même. L’inconscience de l’innocent ». 

 
Opinion – « 1972 », l’inconscience de l’innocent

« J’étais à Giheta. On entendait des coups de feu. Près de là, à Nyambeho, il y avait un charnier. » Père Jacques Dugas.

Cette phrase m’a marqué. Cette « inconscience » je vais quasiment la retrouver dans « Hutsi », Aloys Niyoyita raconte qu’un ami de son père, l’avait prévenu des arrestations, de ces  allers sans retour  : « On apprendra, plus tard, que papa avait été informé qu’il serait sur une « liste ». Mais il a pris ces avertissements pour des rumeurs. Il n’avait rien à se reprocher, se disait-il sûrement. » C’est ainsi qu’il a répondu à une convocation, ignorant les mises en garde. « Avec sa petite voiture VW, il pouvait fuir. Rejoindre le Rwanda tout proche. Ou la Tanzanie. » Naïveté. Innocence.
Obéissance à l’autorité ? Espérait-il s’expliquer ? Personne ne saura jamais. L’hypothèse la plus probable, selon son fils, est bêtement l’obéissance. « Dans sa rectitude, le directeur de l’école primaire de Gisanze, Robert Kanyarushatsi, a répondu simplement à la convocation de l’autorité. » Il n’est jamais rentré.

Cette innocence, on la retrouve aussi dans le récit de Nadine Bazombanza, une jeune Française mariée à un Burundais. Le couple déconnecté de la politique ignore que des événements graves sont en train de se passer ce week-end du 29 avril 1972. Le Burundi n’a pas de gouvernement. La veille, le président Micombero a en effet démis son gouvernement. « Les informations ne circulaient pas facilement comme aujourd’hui, nous ne savions pas ce qui se passait », témoigne la Française. Féru de musique, son mari, un technicien chez Metalusa s’est fait arrêter . Il n’est jamais rentré.

Dans son livre, Rose Ndayahoze raconte que des amis avaient prévenu son mari , le Commandant Ndayahoze, sur des éventuelles purges qui devaient frapper les officiers hutus. Son mari a même eu l’occasion de voyager en Europe, mais il a choisi de rentrer au Burundi. « Il ne se reprochait de rien », m’a raconté Rose Ndayahoze, meurtrie à vie. Je garde aussi en mémoire l’histoire de cet instituteur de Gitega qui allait enseigner en emmenant un pyjama. Au cas où il devait être gardé pour interrogatoire. Il n’a pas eu l’occasion de passer une nuit en prison et de mettre son pyjama. Arrêté, il a été vite assassiné, comme les autres.

Les victimes ne savent pas que l’humanité a déserté les bourreaux

Cette « paralysie » des victimes n’est pas un phénomène propre aux « purges » burundaises. Elle est décrite par plusieurs auteurs juifs, Stefan Zweig notamment, qui racontent ces hommes qui « se livrent en proie ». Innocents, ils ne s’imaginent pas l’horreur, la machination en cours, ils ne savent pas que l’humanité a déjà déserté ceux qui les arrêtent. Toujours cette naïveté de l’innocent que j’ai personnellement vécue. En novembre 2015, près de six mois après la tentative de coup d’Etat, des rumeurs ont  circulé comme quoi j’étais “impliqué dans le putsch de mai 2015“. Naïf, innocent, j’ai rigolé. Quand la cabale a commencé, un de mes conseils m’a dit de fuir. Je ne voulais pas. Je n’avais rien à me reprocher. Jusqu’à ce que le plan machiavélique se précise. Jusqu’au bout, j’étais dans le déni. Dans son livre, « Hutsi », Aloys Niyoyita raconte  le même déni, alors que le danger se précisait. Jusqu’à ce cauchemar où son père lui a parlé. Un passage poignant du livre : «…au milieu de la nuit, un cauchemar. Je me réveille en sursaut. Papa. Oui, papa m’a parlé dans mon sommeil ! Son visage flou, jauni, l’image de l’unique photo que j’ai de lui s’est mise à s’animer dans mes rêves. «Aloys, mon fils , fuis ! N’attends pas. Ne fais pas comme moi. »

En ce jour, honorons toutes les victimes burundaises de cette barbarie, tous ces innocents, ces « naïfs », qui croyaient dans l’humanité pour se laisser sacrifier comme des agneaux sur l’autel de l’intégrisme ethnique.

Souhaitons, à l’instar de la Rabbin Delphine Horvilleur « qu’au jour de notre enterrement nos vies puissent être racontées autrement que sous la forme d’une tragédie ». Comme celle que nous commémorons aujourd’hui.

Par   Antoine Kaburahe  (Ixacu)