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Pouvoir et opposition radicale s’affrontent déjà. Au-delà des cercles des partisans enflammés, des acteurs de la vie citoyenne de proximité rejettent cependant la logique de la guerre. « Tout le monde a tort dans cette histoire », nous dit un prêtre de Gatumba. Opposition, parti dirigeant, société civile et communauté internationale sont renvoyés dos à dos, accusés d’avoir une attitude ambiguë face à la paix. Reportage dans le Burundi profond.

«Les gens ont peur ici. Personne ne souhaite revivre des situations de conflit armé», témoigne un prêtre d’une petite paroisse de Bujumbura rural, dans l’ouest du Burundi. Chaque matin, il reçoit, écoute ses ouailles. « Ceux –ci, c’est une famille qui a perdu 5 fils depuis 1993. Le dernier, c’était au moins de janvier, avant la crise électorale. Il avait été engagé par un mouvement qui disait vouloir changer le gouvernement. Aucune radio n’en a parlé ». Après avoir inspecté l’extérieur de son bureau, pour s’assurer qu’il n’y a pas à proximité d’« oreilles tendues » (« ba mbangamatwi »), il continue : «En réalité, les affrontements armés n’ont jamais cessé dans cette région, depuis plusieurs années. Il y a par ailleurs une intense guerre de nerfs entre les deux camps, le parti au pouvoir d’un côté et l’opposition radicale de l’autre ».

Traumatisme. Gatumba, à une dizaine de kilomètres de la capitale, est une porte entrouverte sur l’incontrôlable zone frontalière s’étalant entre le Burundi et l’Est du Congo. La petite bourgade porte toujours les stigmates de la longue guerre des décennies passées. Elle a accueilli les urbains de Bujumbura qui fuyaient la capitale, quand celle –ci brûlait durant les années 90. Le conflit congolais y déversera aussi ses réfugiés. La nuit du dimanche 18 septembre 2011, des hommes armés ont tiré à bout portant sur des clients d’un bar nommé « Chez les Amis », faisant plus de 40 morts et plusieurs blessés. Le 13 août 2004, plus de 150 réfugiés rwandophones avaient été massacrés à Gatumba même. Agathon Rwasa, le redoutable chef de guerre des années noires reconverti dans la politique au sein de l’opposition radicale, a chaque fois été accusé avec ses hommes d’avoir perpétré ces massacres, d’après divers témoignages.

Retour vers le Nord, non loin du Rwanda. Entre Cibitoke et Kayanza, il souffle curieusement un vent calme en ce début de saison sèche. Anicet Ndikumbana est un agronome qui habite et travaille avec les éleveurs de la région. « Personne ne veut le retour de la guerre, lance –t-il. Mais nous ne sommes pas dupes. Ce que nous voyons tous les jours ne nous rassure pas». Dans cette région, les habitants savent que les armes circulent, que le maquis, non loin, est infesté d’éléments armés. Plusieurs témoignages concordants affirment que quelques jeunes gens des environs sont partis rejoindre la « rébellion ». «Les gens ont peur, certains fuient. Ils entendent dans les médias que la guerre est imminente. Les discours apocalyptiques lancés par certains politiciens sèment la terreur ici», constate un prédicateur protestant rencontré au chef –lieu de Kayanza, plus au sud, avant d’ajouter : « La paix n’a jamais été aussi menacée».

« Ils savent qu’une guerre est ingagnable… Mais ils envisagent qu’ils pourraient avoir un gouvernement de transition et quelques postes après quelques milliers de morts ».

« Cynisme politique ». Plus particulièrement dans les régions frontalières terriblement saignées par les guerres successives des 40 dernières années – plus d’un million de morts, d’après le cumul des chiffres des ONG –le rejet de la guerre comme réponse à la crise politique est total chez les acteurs de la vie citoyenne locale. « Le refus d’une nouvelle rébellion doit être inconditionnel et sans ambiguïté », estime le prêtre de Bujumbura rural qui dit ne pas comprendre le comportement de certains acteurs politiques. Il s’explique : «Il ne faut pas jouer avec le feu : certains opposants proposent une rébellion armée comme solution. Une rébellion qu’ils brandissent pour exiger des négociations avec le gouvernement et le partage du pouvoir. Quand on connaît les aspirations réelles des Burundais, ces gens ont tort. Dans tous les cas, la sécurité du peuple ne peut plus être une monnaie d’échange des adversaires politiques ».

Lui se dit dégoûté, et voit un peuple trahi par ses élites. Un des membres fondateurs de la principale ligue locale des droits de l’homme, celui que nous surnommons Jean pour garder son anonymat, est un juriste indépendant que nous connaissons depuis 20 ans. Dans une correspondance mail privée, il écrit : « D’un côté, nous avons une opposition immature. Les opposants qui appellent à la guerre savent qu’ils ne la gagneront jamais, mais ils se disent qu’après quelques milliers de morts, une paralysie de la vie sociale et une série d’explosions dans la capitale, le gouvernement négociera, et quelques uns parmi eux entreront dans un gouvernement de transition. De l’autre côté, je vois que des partisans du parti au pouvoir ne font pas grand-chose pour éviter l’escalade. Au contraire, certains n’hésitent pas à verser dans la provocation».

Une communauté internationale ambiguë. Chez ces « modérés » (« l’écrasante majorité des burundais », selon le prêtre de Gatumba), la communauté internationale est aussi pointée du doigt, soupçonnée de ne pas oser dire non aux acteurs bellicistes dont certains sont totalement financés par elle. « Nous sommes un pays où des acteurs se revendiquant de la société civile se montre pro-guerre et instrumentalise les citoyens. Ce n’est pas normal et c’est indécent», précise le responsable catholique de Gatumba. « Dans cette histoire, tout le monde a tort. Tout le monde devrait refuser la voix armée sans ambiguïté », reprend le religieux.

A Gitega, au centre du pays, un jeune cadre français d’une ONG humanitaire avouera quant à lui ne pas comprendre la stratégie des Nations Unies qui manquent, d’après lui, « de fermeté et de clarté par rapport à l’option armée contre le pouvoir de Bujumbura ». Fin connaisseur du Burundi profond, il analyse : « De un, s’il y a la guerre aujourd’hui, ce serait un affrontement entre des jeunes qui sont de part et d’autre surexcités. Personne ne peut être sûr de la manière dont finirait un tel cauchemar. De deux, la guerre ne pourrait que légitimer politiquement une restriction plus accrue et plus violente de l’espace politique burundais. Pierre Nkurunziza et ses généraux pourraient facilement dire : voilà, j’ai en face de moi des gens armés, j’ai le droit d’instaurer un état de siège ».

Au début du mois, lorsqu’un des responsables de l’opposition a appelé à la lutte armée contre Bujumbura, des voix parmi les pacifistes et les « modérés » ont manifesté leur désarroi. Ils sont hélas marginalisés dans un espace médiatique depuis plusieurs années polarisé par le pouvoir d’un côté et de l’autre par des associations partisanes.

02 JUILLET 2015 | PAR EDGAR CHARLES MBANZA