Stef Vandeginste : « Il serait utile d’évaluer le système des quotas en fonction de ses objectifs »
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Le professeur à l’Université d’Anvers dit espérer que le Sénat organise un processus inclusif pour évaluer le maintien ou la suppression des quotas ethniques.

Le 6 février dernier, à l’occasion de la célébration de la fête de l’unité nationale, le président du Sénat a déclaré vouloir lancer un débat national sur la suppression ou non des quotas d’équilibre ethnique contenus dans l’Accord d’Arusha. Est-ce, pour vous, le moment opportun de lancer ce débat ?

Oui, il me semble que le moment est bien opportun. La Constitution du 7 juin 2018, dans son article 289, accorde un délai de 5 ans au Sénat pour évaluer le système de quotas ethniques dans l’exécutif, le législatif et le judiciaire afin d’y mettre fin ou de le maintenir.

A cet article s’ajoute d’ailleurs une autre disposition, qui était déjà contenue dans la Constitution du 18 mars 2005, concernant les corps de défense et de sécurité. La Constitution impose un maximum de 50% de membres de ces corps appartenant à un groupe ethnique particulier «pendant une période à déterminer par le Sénat» (article 263).

Et selon vous, est-ce le moment opportun de lever les quotas, comme le président du Sénat l’a suggéré ?

Il m’est difficile d’évaluer l’opportunité du maintien ou de la suppression de ces quotas. Il appartient plutôt au Sénat et aux Burundais de faire cet exercice. Toutefois, ce qui me semble important, c’est de bien définir les critères d’évaluation, qui ne sont d’ailleurs pas spécifiés dans la Constitution.

A mon humble avis, il serait utile d’évaluer le système des quotas en fonction de ses objectifs. Pourquoi les a-t-on introduits ? Pour mieux comprendre la raison d’être des quotas ethniques, il faut donc remonter dans le temps, jusqu’à l’Accord d’Arusha pour la Paix et la Réconciliation du 28 août 2000 et aux travaux préparatoires de la Constitution de 2005.

En lisant ces textes, on retrouve entre autres les objectifs suivants : organiser un partage équitable du pouvoir, assurer la représentation des segments ethniques dans les institutions publiques, garantir leur sécurité physique, remédier à l’exclusion, corriger les déséquilibres existants, prévenir les actes de génocide et les coups d’Etat, etc. Est-ce que ces objectifs ont été (suffisamment) réalisés ? Cela me semble être la ‘grille d’évaluation’ qui s’impose à cet exercice que doit mener le Sénat.
Il faut aussi prendre en compte qu’au niveau de la magistrature, les quotas n’ont été introduits qu’en 2018 (article 213). Est-ce que, 5 ans plus tard, ils n’ont plus de raison d’être ?

Et que pensez-vous de l’argument du président du Sénat qui a notamment défendu qu’il n’y a qu’une  »ethnie au Burundi : l’ethnie burundaise » ? Des observateurs politiques craignent une dynamique d’exclusion politico-ethnique occasionnée par la suppression de ces quotas d’équilibre ethnique.

La Charte de l’Unité nationale du 5 février 1991 dit en effet que le peuple burundais « accuse une homogénéité culturelle rarement égalée ». Elle ajoute que la qualité de Murundi doit primer sur les étiquettes ethniques, régionales ou claniques.

Or, nous savons qu’au même moment, les ethnies étaient bien une réalité sur terrain. Dans son discours du 6 février 2023 à Gitega, le Président de la République a rappelé que, quelques mois après l’adoption de la Charte, des tueries basées sur les identités ethniques se sont encore une fois (re)produites. Tout comme l’histoire de bien d’autres pays, l’histoire du Burundi démontre donc que les ethnies peuvent être construites, devenir une réalité et, surtout, peuvent être instrumentalisées, parfois avec des conséquences extrêmement violentes.

Les ethnies peuvent également – mais beaucoup plus difficilement – être déconstruites, surtout dans un contexte d’homogénéité culturelle, linguistique et religieuse. Je ne sais pas si le Burundi a déjà atteint ce stade. L’existence d’ethnies n’empêche d’ailleurs pas leur cohabitation pacifique. Cela dépend du cadre institutionnel et de l’éventuelle instrumentalisation du fait ethnique à des fins politiques.

D’ailleurs, pour répondre à la seconde partie de votre question, l’absence (ou la prétendue absence) d’une diversité ethnique peut également être politiquement instrumentalisée. A titre comparatif, il n’est par exemple pas une coïncidence qu’au Rwanda, la Constitution ne reconnaît pas la diversité ethnique de la population.

Pourquoi est-ce le Sénat qui est en charge de l’évaluation du système des quotas ethniques ?

Cela est tout à fait logique eu égard à l’histoire constitutionnelle récente du Burundi. Ici encore, l’Accord d’Arusha peut nous aider à mieux comprendre. Un sénat ethniquement paritaire (50% de Hutu et 50% de Tutsi, sans oublier la cooptation de trois sénateurs de l’ethnie twa) et doté de pouvoirs importants y a été créé. Lors des négociations d’Arusha, la création d’un tel Sénat était fortement soutenue par les partis à dominante tutsi (le G10) et contestée par les partis à dominante hutu (le G7).

Sa conception était, en effet, perçu comme accordant un ‘pouvoir de veto’ aux représentants de la minorité démographique. Parmi d’autres compétences, il était prévu que le Sénat contrôle l’application des dispositions constitutionnelles exigeant la représentativité ethnique dans les institutions de l’Etat. Vu sous cet angle, il est donc logique que l’évaluation de l’usage des quotas ethniques se fasse au niveau du Sénat.

Or, entretemps, sur le plan politique, le rapport des forces a complètement changé. Les architectes de l’Accord d’Arusha et de la Constitution de 2005 ne s’étaient très probablement pas attendus à ce que 34 des 36 sénateurs élus (y compris 17 des 18 sénateurs tutsi) soient issus du même parti politique, comme c’est le cas actuellement.

Dans une telle situation, que reste-t-il du fameux ‘pouvoir de veto’ susmentionné ? Une question intéressante sera donc celle de savoir quelle sera la position des sénateurs tutsi du Cndd-Fdd ? Pour eux, le Sénat ethniquement paritaire (et les quotas ethniques plus en général) constitue en quelque sorte une assurance-vie politique. Mais, en même temps, leur avenir politique dépend encore davantage de leur fidélité aux consignes de leur parti politique.

Le Sénat peut donc décider de mettre fin aux quotas ?

Non, le Sénat ne prend aucune décision définitive. Il faut espérer que le Sénat va d’abord organiser un processus inclusif pour évaluer le maintien ou la suppression des quotas ethniques. Ensuite, il me semble logique que l’évaluation donne lieu à un rapport public et à des recommandations. Dans son discours à l’occasion de la fête de l’unité nationale, le président du Sénat a d’ailleurs annoncé que le Sénat donnera un rapport au Président de la République.

Si jamais le Sénat suggère la suppression des quotas – en partie ou dans tous les secteurs – il faudra procéder à une révision de la Constitution pour effectivement y mettre fin. L’initiative appartient au Président de la République.

Ensuite, après l’entrée en vigueur de la Constitution révisée, plusieurs codes et lois seront à amender. Je pense notamment au Code électoral.

Il reste donc à voir si, en 2025, l’élection des députés et des sénateurs ainsi que la formation du nouveau gouvernement auront lieu avec ou sans quotas ethniques. Le processus prendra encore bien du temps et il me semble important que les Burundais donnent leurs avis sur cette question importante, y compris à travers les médias.

Par Alphonse Yikeze (Iwacu)