Quelle mémoire 34 ans après les massacres de Ntega-Marangara ? Par Joseph Martin Masabo, signataire de la lettre ouverte du 22 août 1988 au Major Buyoya
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Depuis le 22 août 1988, des rivières de sang ont coulé et souillé la terre de la mère patrie ; des orphelins, veufs et veuves, témoins survivent malgré eux avec le poids du passé.
Mais, que se souviennent-ils de l’été sanglant d’août 1988 ?
Ce mois aurait été un moment de joie pour les caféiculteurs et les paysans du Nord du Burundi. En en général, à cette période c’est la bière qui coule à flots et la liesse qui se lit sur les visages avec la manne qui tombe de la sueur de leurs fronts. Cette fois-ci ce sont les larmes qui ont coulées : l’armée et le parti Uprona qui régnaient alors en maîtres absolus en ont décidé autrement.
L’élément déclencheur retenu serait le lynchage d’un certain Harushingoro Révérien, commerçant à Ntega qui aurait ouvert les hostilités sur des paysans surexcités2 par un climat de méfiance et de provocation qui était entretenu exprès pour déclencher la rébellion.
Le pouvoir tançait les paysans qui refusaient de payer les cotisations à l’Uprona et les accusait de se tourner en douce vers des réunions de sensibilisation organisées par le parti clandestin Palipehutu qui cherchait à en découdre avec le pouvoir mono éthnique et mono lithique de l’époque.
Il s’en est suivi une répression aveugle et sanglante menée par l’armée. Résultat des courses, plus de 50 mille morts3 avoués du bout des lèvres par le pouvoir du major Buyoya et ses sbires. Beaucoup de réfugiés au Rwanda dont je fus témoins dans les camps de Mugusa, Mugunga et Kibayi dans
l’ancienne préfecture de Butare.

Un cheveu dans la soupe !

L’armée s’en donne à cœur joie à l’arrosage aux bombes napalm4 des fuyards, aux arrestations de de tout intellectuel hutu originaire ou travaillant dans la région5.

1 Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’auteur. Tout omission ou erreur est involontaire,
l’intention première était de raviver la mémoire et inciter le lecteur à se documenter sur cette douloureuse
épisode de notre histoire. La CVR est mieux outillée pour vous informer.
2 Ce commerçant aurait exhibé un pistolet. En effet, des civils tutsi en connivence avec la police et l’armée
avaient des armes et des munitions chez eux.
3 Pour plus d’informations, lire les publications d’André Gischaoua (La crise de Ntega-Marangara et ses conséquences) et Déo Hahizimana (Le non-dit) sur les évènements de Ntega et Marangara
4 Des photos des victimes sont conservées dans les archives du Centre Ubuntu à Genève. Contacter l’auteur si vous voulez en savoir plus. Les victimes survivantes ont été achevées sur leur lit d’hôpital à Kiremba sous les ordres du Sieur Daradangwe, officier médecin ! L’auteur des témoignages, un coopérant autrichien, médecin à Kiremba a été malmené. Je me garde de citer son nom.
5 Les massacres de Ntenga Marangara ont touché plusieurs communes : Ntega, Marangara, Vumbi, Kiremba et Kirundo. Certains militaires se sont illustrés, en particulier l’auteur du « Plan Gakoryo » qui visait à isoler les réfugiés subversifs rentrant du Rwanda et les éliminer systématiquement. L’autre est un certain Major Nteziriba Gaston nommé gouverneur de la région et qui organisa un détournement systématique des vivres destinés aux réfugiés rentrant du Rwanda en vue de les affamer. Il fut engagé au sein du HCR dans le service de protection des réfugiés à l’époque du commissaire Sadako Ogata. Le Centre Ubuntu a protesté vivement. Il fut éloigné du siège à Genève, mais pas viré de l’organisation. Un procès déposé auprès du Procureur de la république de Genève a été jugé irrecevable par ce que le Sieur Nteziriba était fonctionnaire international.

Vint le miracle, 27 signataires (52 en réalité, une liste de 25 signatures s’est volatilisé au moment de la multiplication du document suite à une panne de voiture survenue avant la multiplication et la mise sous pli) de la lettre ouverte du 22 août sortent une lettre ouverte à l’attention du Major Buyoya pour crier haro sur le pogrom et les injustices que subissent les hutus alors qu’ils sont majoritaires au Burundi6.
Que voulait les signataires ? Informer l’opinion sur les massacres et les arrestations à huis clos opérés par l’armée. Exiger des changements démocratiques et une intégration des hutu dans les corps
constitués comme la police, l’armée7, la justice et de la diplomatie.
Les signataires ont payé un lourd tribut : certains sont morts, d’autres ont été emprisonnés et
torturés de long mois puis libéré sous les pressions internationales, d’autres furent forcés à l’exil8.
Buyoya, major insensible à la souffrance d’autrui se résolut de lâcher du lest : démocratisation,
politique de l’unité, gouvernement de l’unité, intégration des hutus dans l’armée, etc.9
Bref la lettre ouverte a été l’élément déclencheur de l’ouverture au multipartisme dans les années 1990, la victoire du Frodebu de Ndadaye sur l’uprona séculaire en fut le témoin. Buyoya, aussi surnommé Gustave, du nom d’un célèbre saurien qui a décimé des gens dans le delta de la Rusizi, n’a pas manqué de montrer que le papier (déposé dans les urnes) ne coupe pas le fer (le canon et le fusil du militaire). Le président élu fut sauvagement assassiné. La révolte et la répression qui s’en suivirent ont débouché sur un bain de sang créant de nouveau des milliers de réfugiés en 1993. La naissance des rébellions pro démocratiques, la signature des accords d’Arusha sont les vestiges tangibles de la lettre ouverte.

Qu’en reste-il, trente-quatre ans après ?

Un peuple sans mémoire est un peuple sans histoire. La lettre a été passée aux oubliettes. Aucun débat n’a été mené pour juger de sa pertinence dans l’histoire récente du Burundi et en tirer des leçons pour l’avenir.
Dans les lois naturelles, les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets : il appartient aux générations actuelles aux commandes des affaires et des arènes du pouvoir de faire en sorte que le passé ne resurgisse comme retour de balancier au présent !
JM MASABO
Signataire de la lettre ouverte. Lausanne 22 août 2022.

6 Une retranscription de la lettre peut être trouvée sur internet et dans les diverses publications
7 Sept candidats hutu furent admis à l’ISCAM en 1989. Les lauréats ont subi un calvaire : vexations et tortures. Ceux qui ont survécu sont probablement des généraux dans l’armée actuelle. Ils sont sans doute de vaillants militaires. Je salue en passant leur courage !
8 L’auteur fait parti des signataires accueillis en Suisse en Septembre 1988.
9 Buyoya a brillé par la multiplication des trompe-l’œil (ubumwe s’urugoto !) comme le drapeau de l’unité, les monuments de l’unité, la journée de l’unité sans s’offusquer de caillasser ses opposants Hutu et Tutsi
confondus. C’est le cas d’un certain officier Ndakazi qui disparut dans un accident d’hélico au-dessus du lac Tanganyika par ce que semble-t-il, il proposait des solutions plus pacifiques que Buyoya