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Souvenirs poignants d’enfance sur l’hécatombe de 1972 au Burundi
@rib News, 07/06/2014

Les souvenirs d’une enfance songeuse dans une république cannibale
Un témoignage, suite de la conférence de Montréal sur le génocide des Hutu du Burundi en 72

En 1972, je fréquentais l’école appelée «Athénée primaire de Bujumbura ». Elle est située au cœur de la ville de Bujumbura. J’étais en classe de 6ème année et tout me semblait normal, à l’école comme à la maison. Sauf que, j’ai quand même été intriguée par les faits et les étranges situations que voici :

1) Chaque matin, avant de rentrer en classe, tous les élèves, leurs instituteurs et le directeur étaient tous devant l’école. En rangs et figés devant le salut du drapeau national pour chanter l’hymne national du Burundi. Un matin, un camion militaire stationnait sur la place, devant nous. Après le rituel matinal et dans le calme, des militaires en tenue ont embarqué dans leur véhicule des personnes triées dans la masse. Combien de gens et pourquoi elles ?

Je ne peux le dire mais seuls deux visages sont restés gravés dans ma mémoire : M. Jean, mon instituteur et M Eugène, mon ancien instituteur. Curieusement, je n’ai vu personne crier ou se battre pour protester ou s’y opposer. Comme d’habitude, nous avons regagné nos classes respectives dans le calme. Dès ce jour, un Rwandais notre nouvel enseignant de 6ème. Motus et bouche cousue sur les disparus : leur destination, les raisons et la durée de leur départ. Par ailleurs, plus de nouvelles de mes camarades de classe Didi et Yoze, avec qui je jouais sur la route de l’école, dans l’insouciance enfantine. Leur monde avait basculé.

2) M. Joseph Baragengana, de Buhonga, était Ministre de la Fonction Publique de l’époque. Sa famille étant proche de la mienne, j’allais parfois séjourner chez lui, près de l’Athénée Secondaire de Bujumbura. Mais un matin, très tôt, des hommes ont frappé à sa porte et l’ont réveillé. Ils l’ont emmené, en pyjama, sans explication. Inquiète, son épouse alla peu après aux nouvelles, munie de vêtements et de médicaments, car il avait la grippe. Elle partit rencontrer une personne de confiance; M. Bernard Bizindavyi qui était l’un des hommes forts du régime. Lequel l’aurait ainsi rassurée: « Pas d’inquiétude à te faire. Il ne manque de rien et il prend le petit-déjeuner de l’hôtel Paguidas ». Elle fut soulagée jusqu’au clin d’œil d’un autre, plutôt avisé, qui lui conseilla de vider les lieux. Pour se mettre à l’abri avec sa fille, et sans tarder !

3) Une autre fois, je vis arriver chez M. Pascal Kabura l’épouse de M. Pascal Bubiriza avec ses 3 enfants, qui étaient nos voisins au quartier Kiriri. Ils ont séjourné avec nous quelques temps avant de s’installer à l’OCAF. Sans le père de famille, lequel était (comme M. Baragengana), un Hutu du gouvernement du Président Michel Micombero, en charge des Télécommunications.

4) Plus tard, début des années 90, le gouvernement du Président Pierre Buyoya organisa des débats publics. Dans une conférence tenue à l’ETS (Ecole Technique Secondaire) de Kamenge, M. Cyprien Mbonimpa nous révélait qu’il faisait partie de la délégation en Belgique, partie en 1972 convaincre Ntare V de rentrer. Ce dernier prit la direction de l’Ouganda où la délégation s’engagea auprès du dictateur Idi Amin Dada de garantir sa sécurité, sachant qu’on lui tendait un piège. A son arrivée, Ntare V fut tué à Gitega alors que la Voix de la Révolution agitait le spectre de l’attaque royaliste avec des rebelles !

Saurons-nous vraiment jamais ce qui est arrivé au Burundi en 1972/73, après les crises de 65 et 69 ? Pourquoi d’inqualifiables atrocités ont-elles été commises contre des centaines de milliers de civils Hutu non armés? Sous l’œil complice de milliers de concitoyens et d’étrangers ? En fait, à qui le crime a-t-il profité ?

Force est de constater le résultat (escompté ?) suivant :

1) Après la purge des milliers de Hutu, tous les secteurs publics, ou presque, sont devenus le monopole des Tutsi (provenant en majorité du Sud du pays)

2) Des biens immeubles et meubles des disparus furent spoliés et redistribués entre des Tutsi : maisons, terrains, véhicules, comptes bancaires, commerces.

3) Des milliers de Hutu durent fuir le pays, par crainte fondée d’être tués.

4) L’Etat a fait régner la terreur et l’impunité des crimes sous un calme apparent, au lieu de chercher la Vérité, de rendre justice et d’aider les victimes.

5) 20 ans après, le gouvernement du Major Pierre Buyoya a raté le virage de la voie démocratique et nous a conduits droit vers une autre Apocalypse.

Ainsi, l’assassinat du Président Melchior Ndadaye el 21/10/93 a réveillé un volcan qui sommeillait depuis des décennies. Ses laves se sont alors déversées sur tout le territoire, emportant au passage des milliers de Hutu et de Tutsi.

Aujourd’hui, n’est-il pas temps de regarder notre Histoire en face, si nous voulons briser le cercle vicieux de la violence ? Si nous voulons nous réconcilier, construire une paix durable ainsi que l’Etat de droit au Burundi?

La Vérité sera difficile à dire mais il en va de notre intérêt à tous. Mais rien n’est moins sûr quand le non-dit, le mensonge et la désinformation règnent en maître.

Fait à Manchester, le 05/06/2014