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Les lobbies des grands groupes européens, notamment français, ont été à la manœuvre pour persuader les Chefs d’Etat d’AO qu’ils avaient tout à gagner à l’APE. C’est notamment le cas de la Compagnie Fruitière de Robert Fabre, qui produit et exporte l’essentiel des bananes et ananas de Côte d’Ivoire, Ghana et Cameroun sur ses propres bateaux, et des tomates cerises au Sénégal.

Genèse de cette idée folle

Au lendemain des indépendances d’Afrique sub-saharienne (SSA), notamment des 16 Etats d’Afrique de l’Ouest (AO) – les 15 de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), et la Mauritanie –, tous d’anciennes colonies (à l’exception du Libéria), l’UE a maintenu les préférences commerciales non réciproques leur permettant d’y exporter 97% de leurs produits agricoles et 100% de leurs produits industriels tout en pouvant taxer leurs importations venant de l’UE, dans le cadre d’accords larges de coopération, dits Conventions de Lomé, de 1975 à 2000. Mais les 9 Etats d’Amérique latine (AL) exportateurs de bananes vers l’UE – Colombie, Equateur, Pérou, Costa Rica, El Salvador, Honduras, Guatemala, Nicaragua et Panama – ont poursuivi l’UE au GATT d’abord en 1993, puis à l’OMC à partir de sa création en 1995, où l’UE a été condamnée trois fois. La raison : ces pays en développement (PED) devaient payer des droits de douane (DD) à l’UE alors qu’elle importait à droits nuls les bananes venant des pays ACP (Afrique, Caraïbes et Pacifique), ce qui était contraire au principe de non-discrimination de l’OMC. Selon ce principe, si les pays développés peuvent accorder des préférences commerciales non réciproques aux PED, ils ne peuvent les discriminer selon un critère géographique mais ils peuvent le faire selon un critère de niveau de développement. D’où la mise en œuvre du “système de préférences généralisées” (SPG) bilatéral de l’UE depuis 1971 pour les PED – qui bénéficient de DD inférieurs d’environ 30% en moyenne aux droits normaux dits de la “nation la plus favorisée” (NPF) appliqués aux pays développés – et de droits nuls et sans quotas tarifaires (DFQF, duty free-quota en anglais) appliqués aux “pays les moins avancés” (PMA), depuis la Décision “Tout sauf les armes” (TSA) de 2001.

L’UE a obtenu une dérogation de l’OMC pour prolonger les préférences non réciproques aux pays ACP de 1995 à 2001, ce qui l’a conduite à transformer les Conventions de Lomé en Accord de Cotonou le 23 juin 2000, dont le volet économique prévoyait la mise en place de 7 Accords de Partenariat Economique (APE) régionaux, dont 5 en Afrique sub-saharienne (ASS). Il s’agit d’Accords de libre-échange (ALE) où les pays ACP ne pourraient plus taxer 80% de leurs importations venant de l’UE qui elle-même ouvrirait son marché à 100% de ses importations venant des pays ayant signé des APE, sachant qu’elle l’avait déjà ouvert à près de 100% depuis longtemps. Comme les APE ne pouvaient être mis en place immédiatement, l’UE a obtenu une seconde dérogation à condition qu’ils deviennent effectifs à partir de janvier 2008.

Une première remarque est que l’UE n’a rien fait pour obtenir de l’OMC le droit de maintenir des préférences non réciproques avec les pays ACP compte tenu des différences dans les niveaux de développement entre les pays ACP, notamment d’AO, et ceux d’AL. En effet en 1995, le PIB moyen par habitant de 1294 $ des 9 pays d’AL exportateurs de bananes était 2,3 fois supérieur à celui moyen de Côte-d’Ivoire et du Ghana (560 $), seuls exportateurs de bananes d’AO vers l’UE. Et l’écart a augmenté puisqu’il était en 2014 4,3 fois supérieur (6321 $ contre 1454 $). En outre la guerre de la banane a été enterrée à l’OMC en décembre 2009 par une baisse des DD à payer à l’UE, baisse accentuée par les ALE conclus entre l’UE et ces pays fin 2012 et étendus à l’Equateur en 2014, qui ont accepté en contrepartie le droit de l’UE de continuer à importer sans DD les bananes des pays ACP. Il serait donc possible d’obtenir à l’OMC une dérogation pour que l’UE leur redonne des préférences non réciproques. D’autant qu’ils font face à 4 défis spécifiques : explosion démographique, déficit alimentaire croissant (hors cacao qui n’est pas un produit alimentaire de base), changement climatique accentué et forte dépendance des exportations de pétrole et autres minerais dont les prix s’effondrent.

Mais l’UE ne souhaite pas renouveler les accords commerciaux non réciproques car elle poursuit depuis les années 1980 une stratégie d’accès facilité aux marchés des pays tiers, notamment des PED, tout en garantissant son approvisionnement en matières premières aux prix mondiaux, notamment à travers les “politiques d’ajustement structurel” imposées aux PED endettés par la Banque Mondiale et le FMI où les pays développés détiennent la majorité du capital, donc des voix. Elle a été renforcée dans le document “Global Europe” du 6 octobre 2006 du Commissaire au commerce Peter Mandelson et confirmée dans le document “Le commerce pour tous” de juin 2015 de la Commissaire Cecilia Malmström. Pour Peter Mandelson “Notre prospérité est directement liée à l’ouverture des marchés où nous cherchons à vendre… A côté de notre engagement à l’OMC nous avons cherché, à travers des négociations bilatérales, à enlever les barrières commerciales aux frontières… Capitalisant sur l’OMC, notre objectif sera d’aller au-delà de ce qui peut être atteint au niveau mondial en recherchant des réductions tarifaires plus profondes; en s’attaquant aux barrières non tarifaires au commerce; et en couvrant des thèmes qui ne sont pas encore prêts à une discussion multilatérale, telles que les règles sur la concurrence ou l’investissement”. Cecilia Malmström confirme: “Compte tenu de la dépendance de l’UE à l’égard des ressources importées, l’accès à l’énergie et aux matières premières est déterminant pour la compétitivité de l’UE. Les accords commerciaux peuvent améliorer l’accès de ces produits en fixant des règles en matière de non-discrimination et de transit, en s’attaquant aux exigences de contenu local… et en veillant à ce que les entreprises publiques soient en concurrence sur un pied d’égalité avec les autres entreprises selon les principes du marché”.

C’est dans ce contexte que la Commission européenne justifie les APE avec un raisonnement par l’absurde : puisque les accords préférentiels de Lomé n’ont pas empêché les pays ACP de s’appauvrir, leur administrer le remède de cheval d’une exposition de plein fouet au libre-échange avec leur principal partenaire commercial déclenchera nécessairement une réaction salutaire qui accroîtra fortement leur compétitivité : “La coopération commerciale passée ACP-UE, qui a en premier lieu été bâtie sur ces préférences commerciales non réciproques, n’a pas produit les résultats espérés. Bien qu’elle ait accordé un accès à droits nuls à pratiquement tous les produits, cela n’a pas empêché la marginalisation accrue des pays ACP dans le commerce mondial… C’est pourquoi une approche plus globale est requise… Les Accords de Partenariat Economique sont un instrument pour réaliser ces objectifs… en enlevant progressivement toutes les barrières aux échanges entre l’UE et les groupements de pays ACP et en renforçant la coopération dans tous les domaines relevant des échanges”1. C’est un raisonnement aussi absurde que celui consistant pour un éleveur de poulets à ouvrir la porte du poulailler pour que les renards puissent éprouver la capacité de résistance des poulets. En l’occurrence les 16 “poulets” d’AO avaient en 2014 un PIB moyen par tête 17,7 fois inférieur à celui du “renard” UE (1 547 € contre 27 335 €).

Il faut dire que les lobbies des grands groupes européens, notamment français, ont été à la manœuvre pour persuader les Chefs d’Etat d’AO qu’ils avaient tout à gagner à l’APE. C’est notamment le cas de la Compagnie Fruitière de Robert Fabre, qui produit et exporte l’essentiel des bananes et ananas de Côte d’Ivoire, Ghana et Cameroun sur ses propres bateaux, et des tomates cerises au Sénégal. C’est le Groupe Mimran, propriétaire des Grands Moulins d’Abidjan et de Dakar, qui a obtenu que le droit déjà minime (5% ad valorem) du tarif extérieur commun (TEC) de la CEDEAO sur les céréales (à l’exception du riz) soit éliminé dès 2020. C’est le groupe Bolloré, qui gère la plupart des infrastructures portuaires du Golfe de Guinée et est impliqué dans l’exportation de 65% du cacao de Côte-d’Ivoire.

Evolution de la négociation de l’APE Afrique de l’Ouest-UE

Les 16 pays d’AO, dont les 15 de la CEDEAO – dont 12 PMA (Bénin, Burkina Faso, Gambie, Guinée, Guinée-Bissau, Libéria, Mali, Niger, Sénégal, Sierra Leone, Togo), 3 PED (Côte d’Ivoire, Ghana et Nigéria) relevant du régime douanier SPG de l’UE et le Cap Vert qui bénéficie du régime SPG+ lui conférant des avantages comparables à ceux des PMA – et la Mauritanie ont commencé à négocier l’APE en octobre 2003 avec la Commission européenne. L’UEMOA – Union économique et monétaire d’Afrique de l’Ouest, un sous-ensemble de la CEDEAO qui réunit 7 pays francophones (Bénin, Burkina, Côte d’Ivoire, Mali, Niger, Sénégal, Togo) plus la Guinée Bissau qui ont en commun le franc CFA arrimé à l’euro (1 euro égale 655,957 FCFA) – participe aussi aux négociations.

Mais, alors que les pays ACP négociaient l’application des Conventions de Lomé avec la Direction Générale de la Coopération, les APE ont été négociés avec la Direction générale (DG) du Commerce, ce qui augurait mal de sa prise en compte des besoins de développement de l’AO.

Très vite les Etats d’AO ont émis des réserves sur l’APE, appuyés par les mobilisations de leurs sociétés civiles, et le Président Wade du Sénégal a même participé le 7 janvier 2008 à Dakar à une marche de protestation contre l’APE, après avoir écrit dans Le Monde du 15 novembre 2007 : “Les nouveaux accords de partenariat économique prétendent démanteler les protections tarifaires et instaurer une parfaite égalité de compétition entre des économies européennes et africaines totalement asymétriques.. Cela revient à livrer totalement les marchés africains aux produits européens subventionnés. Non seulement l’industrie africaine n’a pas la capacité et les structures qui lui permettraient de répondre même à une forte demande européenne, mais ce nouveau dispositif de désarmement tarifaire imposé par le libre-échange entraînerait immédiatement d’énormes pertes de recettes douanières pour nos pays : or les recettes douanières constituent entre 35 % et 70 % des budgets des Etats africains”. Telle n’a pas été l’attitude de son successeur Macky Sall Diop, flatté d’avoir été élu par ses pairs pour coordonner la négociation de l’APE avec l’UE.

Les Chefs d’Etat d’AO ont confirmé le 10 juillet 2014 à Accra le paraphe de l’APE régional apposé par leurs négociateurs en chef le 30 juin à Ouagadougou et le Conseil des ministres des Affaires étrangères de l’UE a autorisé sa signature le 12 décembre 2014 sous réserve de sa conclusion qui implique que tous les Etats d’AO le signent. Le Parlement européen a tenu de multiples débats sur l’avancée de l’APE, son opinion dominante étant qu’il ne voit pas comment il pourrait s’opposer à un APE que la majorité des Chefs d’Etats africains souhaitent signer. Début mai 2016 la Gambie et le Nigéria n’ont pas encore signé et son Président, Muhammadu Buhari, a déclaré à l’assemblée plénière du Parlement européen le 3 février qu’en l’état le Nigéria ne pouvait signer l’APE car il menacerait par trop l’industrialisation de son pays2. En cas de signature tous les Etats de l’AO comme de l’UE devront le ratifier – car il s’agit d’un accord “mixte” compte tenu de son volet “développement” à côté de celui des échanges –, mais la ratification ne s’opposerait pas à sa mise en œuvre “provisoire” comme on le voit pour l’APE UE-Cariforum mis en œuvre depuis plus de 5 ans sans que tous les Etats l’aient ratifié à ce jour.

Toutefois des pressions de plus en plus fortes sont exercées sur le Nigéria, tant par les institutions européennes que par les lobbies des affaires de l’UE et par la Côte d’Ivoire et le Ghana. Ces deux pays, craignant de devoir payer à l’UE les droits de douane (DD) du SPG sur leurs exportations de cacao, bananes, ananas et conserves de thon, avaient en effet conclu avec l’UE fin 2007 et début 2008 des APE dits “intérimaires” qui ont pérennisé les préférences non réciproques mais ils redoutent la menace de la Commission européenne de ne plus reconnaitre ces APE intérimaires à partir du 1er octobre 2016 si l’APE régional n’est pas signé par les 16 Etats d’AO. En cas de refus définitif du Nigéria de signer – il compte 51,6% de la population et 78,3% du PIB de l’AO en 2014 – l’APE régional serait définitivement enterré mais la Commission pourrait accepter de pérenniser les deux APE intérimaires, ce qui ferait voler en éclat l’intégration régionale censée être le principal objectif de l’APE régional. En effet les 14 autres Etats devraient rétablir des DD sur leurs importations venant de ces deux pays afin ne pas être envahis par les produits européens qu’ils auraient importés à droits nuls, et le Tarif extérieur commun (TEC) en vigueur depuis janvier 2015 disparaitrait.

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