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Passez votre chemin, il n’y a rien à voir ! Vraiment ?
Une analyse de Fabien Cishahayo – sources site burundibwacu.info

Les récentes turbulences dans le paysage politique burundais nous interpellent tous, et ceux qui pensent que cela ne les regarde pas se trompent lourdement : lorsque deux éléphants se battent, c’est l’herbe qui paie la note.

Nous n’allons pas, comme certains autres, célébrer les mérites de ceux qui sont partis, comme on prononce une oraison funèbre (http://www.iwacu-burundi.org/qui-est-bernard-busokoza). Les Burundais n’ont pas la mémoire courte et certains politiciens, impliqués dans la tragédie de 1993, ne devraient pas susciter des élans délirants de sympathie une fois leur mandat écourté : c’est déjà une honte nationale que de tels personnages puissent encore, après avoir tordu des bras, nous imposer leur présence au sein des institutions républicaines. Personnellement donc, je me réjouis du départ de Bernard Busokoza, et je suis étonné de la sanctification médiatique que je vois dans certains organes qui, d’ordinaire, suscitent mon admiration parce qu’ils mettent vigoureusement les freins pour ne pas verser dans la partisanerie ou, pire encore, la courtisanerie. Je me demande si cette sortie est le fait d’un loup solitaire ou relève d’une orientation éditoriale.

La question de la présence de l’UPRONA au sein des institutions n’est pas non plus une question marginale, que l’on peut expédier avec des analyses à l’emporte-pièce, à l’instar de cette que propose Thierry Uwamahoro, et qui, par moments, tient du délire (http://leburundinouveau.blogspot.ca/2014/02/les-consequences-politiques-de-la.html?spref=fb). Sans cautionner la gouvernance du parti au pouvoir, j’aimerais rappeler à Thierry Uwamahoro que la plus grande manifestation pacifique et non violente pour changer les dirigeants en régime démocratique reste les élections et que nous en aurons d’ici un peu plus d’une année. Le rêve que formule le bloggeur d’une conjuration des mécontents, un attelage improbable réuni par le parti UPRONA, et qui mobiliserait les partis d’opposition, la société civile (ne mélangeons pas les serviettes et les torchons : cela entretient la confusion), les partisans de Me Isidore Rufyiri (qui, pour être persécuté, n’en est pas pour autant un démocrate), les partisans de Rwasa, de Hussein Radjabu et de Bamvuginyumvira, relève de ce que les Anglais appellent « wishfull thinking », c’est-à-dire le fait de prendre ses désirs – j’ajouterais : ses délires – pour des réalités.
L’appel aux armes ?
Un point crucial de l’analyse de Thierry Uwamahoro a aussi retenu mon attention : c’est celui où il écrit : « Rappelez-vous, les situations conflictuelles dégénèrent très rapidement et irrationnellement dans nos grands-lacs africains. Indiscutablement, cet aspect emmènera l’armée dans la danse, les ex-FAB d’un côté, les ex-FDD de l’autre (déjà des rumeurs circulent que des militaires ont dû être calmés par des politiques la soirée du limogeage de Busokoza). Les conséquences seraient graves ». Thierry Uwamahoro ne prend même pas la précaution d’utiliser le conditionnel : « cet aspect emmenera l’armée dans la danse », annonce-t-il, catégorique. Comme s’il était dans le secret des dieux !

Tout d’abord, il faut souligner que l’un des acquis d’Arusha est le fait que l’armée, désormais devenue nationale, a pris progressivement ses distances par rapport à l’espace politique. Annoncer ainsi que nous pourrions basculer dans la guerre civile parce que Busokoza Bernard a perdu son fauteuil relève de l’irresponsabilité. Thierry Uwamahoro nous annonce que certains militaires ont dû être calmés parce qu’ils voulaient en découdre, après le départ de Busokoza. Combien étaient-ils et quelles étaient leurs motivations et leurs ambitions ? Combien sont encore prêts à mourir pour défendre un homme politique dont la fortune personnelle et les préoccupations sont à des années lumières des leurs ? Sont-ils une poignée d’irréductibles ou représentent-ils une tendance lourde au sein de l’armée ? Thierry Uwamahoro prend-il ses désirs (délires ?) pour des réalités ou nous annonce-t-il un revirement dans les casernes, auquel cas nous devrions ouvrir les yeux et les oreilles, parce que la peste kakie – « la fusilcratie » comme dirait Alpha Blondy – pourrait revenir et faire des ravages au pays des mille collines ? Il ne faudrait surtout pas oublier que les militaires burundais et les résistants armés se sont fait la guerre pendant plus de 10 ans, que les souffrances qu’ils ont connues ne sont pas encore oubliées. Les blessures, au sein des deux armées comme au sein de la population, ne sont pas encore cicatrisées. Cette guerre, rappelons-le, n’a été gagnée ni par les uns, ni par les autres. Ou plutôt si : il y a eu deux gagnants : la mort d’abord, parce qu’elle est servie généreusement, dans les deux camps. La communauté nationale dans son ensemble ensuite, parce que nous voyons au Nord du pays un (anti) exemple de ce que peut devenir un pays où une composante de la population impose sa loi aux vaincus, après avoir gagné une guerre.

Au Burundi, hutus, tutsis et twa sont engagés, au sein de l’armée, dans une entreprise laborieuse de cohabitation. Tout aventurier politique qui mettra en danger cette longue et lourde tâche, qui ne fait que commencer, nous ouvrira les portes de l’enfer. Tout débat sur l’avenir institutionnel du Burundi qui remet l’armée dans l’équation politique s’engage et nous engage collectivement sur une pente dangereuse, et j’espère que l’institution sera la première à dénoncer ces tentatives d’instrumentalisation.

La crise : entre bénédiction et malédiction

Cela étant, la crise institutionnelle ouverte par la destitution de Bernard Busokoza peut être une bénédiction ou une malédiction. Elle peut être une bénédiction si elle impose au parti UPRONA un examen de conscience sans complaisance. Ce parti politique, que je voudrais personnellement voir rétablir sa cohésion interne, malgré son bilan passé – devra redéfinir ses finalités et ses modalités de collaboration avec le parti au pouvoir. Il peut écouter ses dinosaures, nostalgiques d’un temps où le parti faisait la pluie et le beau temps, et s’opposer vigoureusement à ce que l’on solde les comptes du passé. Présent au cœur des institutions, il s’emploiera à les saboter systématiquement, tout en accusant le parti au pouvoir de ne rien faire pour faire avancer le pays. Ce parti peut aussi s’inscrire dans le présent, c’est-à-dire un momentum politique où il est un parti présent au sein des institutions, à la faveur des accords d’Arusha, mais désireux d’aider à faire avancer ce pays, de lever les barrières qu’une certaine élite du passé a instaurées pour verrouiller le pays dans l’impasse. Je rêve d’une crise au sein de ce parti, qui mettrait en confrontation les jeunes, refusant les pratiques et le bilan désastreux de ce parti, et les vieux dinosaures, dont certains sont leurs propres parents, planqués dans les coulisses de ce parti et dans les marges de la République, et qui l’empêchent de travailler avec honnêteté, patriotisme et ouverture, aux côtés de la formation qui a gagné les élections, et qui doit appliquer le programme pour lequel elle a été élue. C’est ce paradoxe d’un parti présent au sein des institutions, mais désirant jouer les opposants qui rend illisible le jeu politique burundais. Un parti partenaire au gouvernement mais qui désire appliquer son propre programme à la vie nationale, alors que le peuple lui a refusé le pouvoir. Cette double allégeance – au gouvernement et au parti – aliénera systématiquement chaque vice-président avec le parti qui l’a proposé pour nomination. Chaque tentative du vice-président de travailler minimalement avec les élus se heurtera à l’intransigeance du parti à qui il doit son poste, en moins que ce parti ne comprenne qu’il faut négocier des compromis et non imposer sa conception de la vie nationale, une conception tout droit sortie de la tête des nostalgiques d’un temps révolu, où ils étaient aux commandes.

Je rêve aussi d’un espace médiatique, où les journalistes nous donneraient des indices sur les ouvertures qui se dessinent dans la voie de ce réaménagement de l’espace politique, au lieu d’écrire les vies de saints, les hagiographies des acteurs qui nous ont engagés dans les impasses actuelles.

Cette crise pourrait aussi être une bénédiction si elle ouvre la voie à la clarification de certains dossiers, en tête desquels se trouve l’incertitude sur la volonté de l’actuel président de la République de briguer ce qu’il faut, sans jouer sur les mots ou triturer les textes, appeler un troisième mandat. Cette question est centrale dans la crise actuelle. Elle crée des crispations, y compris au sein du parti au pouvoir. Tant que le président actuel voudra enfoncer en travers de la gorge du parti son troisième mandat, il ne pourra pas créer au sein de sa formation politique un climat propice à l’avancement des projets bénéfiques pour les citoyens. Il ne pourra pas davantage nouer des partenariats avec les formations présentes au gouvernement ou avec cette opposition extraparlementaire de l’ADC Ikibiri qui, à mon avis, sans les voix de Rwasa, et bien qu’elle soit si bruyante, ne représente presque rien, électoralement parlant, malgré le poids médiatique qui tend à en faire, contre toute logique mathématique, un acteur qui compte sur l’échiquier politique burundais. En démocratie, la loi des chiffres est dure, mais c’est la loi.

Last but not least, l’analyste autoproclamé que je suis, doublé d’un Burundais à temps partiel, selon certains, ne peut manquer de s’étonner de l’omniprésence du discours sur la division des partis, savamment orchestrée par le gouvernement, selon une certaine opinion. Quand un doigt montre la lune, dit un proverbe chinois, l’insensé regarde le doigt. Sans nier que la main du pouvoir puisse jouer un rôle pour accentuer les divisions actuelles du parti UPRONA, lesquelles divisions, faut-il ajouter, existaient avant 2005 et la prise de pouvoir par le CNDD-FDD, il faut arrêter d’infantiliser les leaders des partis politiques, d’en faire des pantins que manipulerait à sa guise le pouvoir, comme s’ils n’avaient aucune responsabilité dans les conflits qui déchirent leurs formations respectives. Un parti de plus de 50 ans d’existence peut-il être manipulé par des novices en politique à peine sortis du maquis ? On ne peut pas à la fois surestimer tellement les leaders du CNDD-FDD et répéter à longueur de journées qu’ils sont incompétents et incapables de gouverner ce pays, comme on nous le répète à la nausée dans les médias traditionnels autant que dans les médias sociaux.

Les raisons de la crise de l’UPRONA sont donc à chercher ailleurs. Notamment en son sein. Dans la compétition pour l’accès aux postes que l’Accord d’Arusha prévoit pour la minorité tutsie du Burundi. Cette lutte augmente considérablement- et je reprendrai ici le vocabulaire à la mode – le potentiel de « nyakurisation ». Au fond, on ne peut « nyakuriser » que ceux qui sont « nyakurisables » et la violence de la compétition pour accéder à la mangeoire fournit les indices que le parti est mûr pour la « nyakurisation ». C’est cette même compétition qui fait que le MSD, qui courtise la même clientèle électorale, est voué aux gémonies par les leaders de l’UPRONA, qui l’accusent de dérouter leur électorat, surtout au sein de la jeunesse.
Les raisons de la crise de l’UPRONA sont aussi à chercher, je le répète, dans la confusion entre la défense des droits des minorités, qui est légitime et constitutionnellement reconnue – et la protection des intérêts de ceux qui, pendant longtemps et avec les crimes et les spoliations que l’on connaît, ont gouverné la République du Burundi. C’est cette option pour la protection des intérêts plutôt que sur la défense des droits – en l’occurrence les droits civils et politiques – qui explique l’acharnement avec lequel est refusé et combattu le travail de la Commission nationale terres et autres biens. Tant que cette clarification conceptuelle, entre la défense légitime des droits et la protection des intérêts n’aura pas été opérée, dans les têtes des membres du parti UPRONA et dans les instances qui dirigent cette formation politique, les crises seront monnaie courante. Et elles seront suivies, selon un scénario qui nous est déjà familier, par le désaveu et la crucifixion symbolique des vice-présidents que le parti aura proposés comme partenaires du parti au pouvoir.

En attendant donc que la crise au sein de l’UPRONA se résorbe, et que cette formation propose un nouveau vice-président – les jeux de coulisses doivent avoir déjà commencé et sont sûrement d’une extrême violence -, il faut s’attendre à ce que se rejoue cette pièce de théâtre où la confusion entre les droits des minorités et les intérêts des élites d’hier transforme systématiquement la cohabitation en « cohabitension ». Et ces crises cycliques, répétitives, ne sont pas uniquement dommageables au parti UPRONA : elles nous tirent collectivement vers l’arrière, quand nous essayons péniblement d’avancer, de rêver à des lendemains qui chantent. Elles nous placent dans une situation où le parti au pouvoir, advenant qu’il admette l’utilité et la légitimité d’une opposition républicaine, n’a pas en face de lui une opposition structurée, crédible et vigoureuse, à même d’équilibrer le jeu politique et de nous éviter de fonctionner politiquement comme au temps du parti unique.

L’heure est grave

Comme Thierry Uwamahoro, je répète que l’heure est grave, mais pas pour les mêmes raisons que lui. L’heure n’est pas à l’appel aux armes ni à la conjuration. C’est surtout l’heure de la concertation, du dialogue. Cette culture du dialogue, qui existait dans notre culture nationale où l’écoute active était un des traits marquants de la maîtrise de la parole publique, n’a pas été transposée à notre espace politique. C’est contraints et forcés que certains politiciens burundais sont allés à Arusha, comme des vaches vont dans un « dipping tank ». C’est à reculons, contraint et forcé, que le parti au pouvoir actuellement s’engage souvent dans des concertations avec l’opposition.

Mais en lieu et place de la conjuration des mécontents fédérés par l’UPRONA que Thierry Uwamahoro appelle de ses vœux, pour « rendre le pays ingouvernable pour le camp Nkurunziza à travers un mouvement d’envergure et non-violent », je pense qu’il faut commencer par le dialogue au sein de l’UPRONA. On ne sait pas en effet quel UPRONA mènera la conjuration : celui des journées villes mortes – qui, en son temps, a rendu le pays ingouvernable – ou un autre, qui aurait opté pour d’autres méthodes, moins brutales, plus républicaines ? Le parti doit d’abord se redéfinir. Il s’agit pour lui de procéder à une mutation génétique, pour autant que ce soit possible pour une formation de plus de 50 ans, cantonnée dans un rôle qu’elle juge comme un rôle de figurant, dans la nouvelle donne politique. Mais elle pourrait disparaître si elle n’accepte pas cette mutation salutaire. L’UPRONA ne pourra entreprendre le dialogue avec la formation au pouvoir que si elle a forgé de nouveaux consensus en son sein. De têtes vont tomber, des carrières vont prendre fin, de nouvelles têtes vont sûrement émerger. Mais il faudra que ces têtes soient à la fois bien faites et bien pleines, et surtout que ces nouvelles têtes soient habitées par une philosophie différente de celle de ceux qui ont dominé ce parti depuis la mort de Rwagasore et la mise à l’écart, voire l’assassinat de ses collaborateurs de la première heure. C’est une révolution qu’il faudrait à l’UPRONA. Aura-t-elle lieu ? L’avenir, un avenir plus proche qu’on ne le croit, nous le dira. Après tout, ne sommes-nous pas à une année et demie des élections de 2015 ? Il y a urgence.

Fabien Cishahayo.