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RUGERO Roland sur son blog écrit: Comment, dans un métier où la solidarité est une valeur sacrée, tant les ennemis sont nombreux, comment dire que l’on n’est pas solidaire de certaines pratiques alors que l’auteur de celles-ci souffre du froid coupant et de la solitude d’un cachot à Muramvya ?
Comment, dans un contexte pré-électoral aussi tendu que le nôtre, parler de valeurs, de respect de la déontologie et de la vie d’autrui alors que le quotidien nous prouve tant la pratique du contraire ?
Pourquoi un journaliste qui jouit de ce bien incommensurable qu’est la liberté (d’écrire, de bouger) aurait-il envie de pointer les défaillances dans le travail d’un confrère et aîné, de surcroît emprisonné ?

D’abord et avant de revenir sur certains détails de l’emprisonnement de Bob Rugurika, une précision : il n’est jamais bon pour l’image d’un pays dit démocratique d’avoir un journaliste derrière les barreaux. Quelque soit ses torts, d’ailleurs. Je ne le dis pas par corporatisme, mais par réalisme. Mais aussi par compassion : jeter un directeur d’une radio aussi populaire que la RPA dans un cachot humide et en isolement, comme un vulgaire meurtrier se paie d’une manière ou d’une autre.

Ceci dit, n’oublions pas qu’au delà de nos destins individuels, 2015 est une année charnière pour celui, plus important, d’un pays. Le Burundi a rendez-vous avec son histoire, et nous, les citoyens ordinaires, nous qui allons accorder nos voix pour tel ou tel, avons le droit de regard sur les pratiques de ceux qui nous gouvernent. Et ce moment de vérité est encore plus dense, pressant pour nous autres hommes et femmes des médias.
Une telle fonction doit se passer dans « les meilleurs conditions » : si chez nos gouvernants nous dénonçons quotidiennement l’incivilité, le manque de hauteur et de vision, le non-respect des Droits Humains et l’impossible siège d’une saine gouvernance politique et économique, alors nous devons être exempts de telles défaillances pour pouvoir les peindre. L’exemplarité, cette excellence que nous réclamons des autres, nous devons être capables de la produire dans nos gestes quotidiens.

Malheureusement, la RPA ne s’est pas montrée à la hauteur de cette tache dans la diffusion d’une série d’enregistrements audio difficilement qualifiables « d’enquêtes. » Ceci est bien sur un avis personnel, qui n’est le porte-parole d’aucune autre personne, morale ou physique.

« Le cas Guillaume Harushimana »

Jeudi matin, 22 janvier 2015. Depuis l’emprisonnement du directeur de la RPA, deux jours auparavant, c‘est la consternation, et beaucoup de colère sur les réseaux sociaux burundais. La plupart de mes amis ont changé de photos de profil, et affichent le désormais fameux fond vert évoquant les camisoles des détenus burundais en hommage à Bob Rugurika. Ce jeudi matin, justement, l’émotion est d’autant plus forte que le journaliste est muté de prison, passant de Mpimba, dans la capitale, à Muramvya.

Passeport Guillaume Harushimana_1C’est dans ce contexte touffu qu’éclate l’affaire du passeport de Guillaume Harushimana. Pour rappel, celui-ci est cité dans les enregistrements de la source affirmant sur la RPA avoir organisé le triple meurtre des sœurs italiennes de la Paroisse Paroisse Guido Maria Conforti de Kamenge, le 7 septembre 2014. Selon ce témoignage, Guillaune Harushimana, économe (ou chargé de finances) au Centre Jeunes Kamenge, aurait donc dans l’après-midi de ce funeste dimanche « conduit une camionnette blanche transportant les robes blanches des enfants de chœur, qu’allaient vêtir les égorgeurs des sœurs Bernadette, Olga et Lucia. » La veille, il aurait « tenu une réunion secrète avec un haut gradé des services de renseignement » pour préparer l’horreur.

Pour prouver sa bonne foi, le dénommé Guillaume Harushimana affirme sur la Radio Télévision Nationale, qu’il n’était pas au Burundi au moment du triple crime, mais au Rwanda. Et d’exhiber son passeport, sur lequel on voit les visas de sortie du Burundi, au 6 septembre 2014, puis d’entrée deux jours après. Le trajet emprunterait le poste frontière de Gasenyi, au nord-ouest du Burundi.

Et patatras ! Dans son édition de midi du même jeudi 22 janvier 2015, la RPA affirme que les cachets exhibés par Guillaume Harushimana sont des faux, fabriqués le 18 janvier 2015 à Buyenzi, à la neuvième avenue précisément. Les réseaux sociaux s’enflamment, le cachet de sortie de la Police de l’Air, des Frontières et des Étrangers – PAFE étant brandi comme l’ultime preuve du mensonge de l’incriminé. On apprend d’ailleurs, en milieu d’après-midi que les services de la PAFE auraient confirmé comme faux les sceaux utilisés. Le Commissaire général de la PAFE, contacté dans l’après-midi d’hier, ne dira pas que les cachets étaient faux comme l’ont annoncé précipitamment certains sur Facebook. Je le cite : « J’ai envoyé une mission de vérification sur la frontière, et j’attends le résultats de leurs enquêtes. Des que nous les avons, vous saurez la réalité. »
Le soir, le porte-parole adjoint de la Police nationale (de laquelle dépend la PAFE) confirme finalement que Guillaume Harushimana a franchi la frontière burundo-rwandaise aux dates indiquées à la RTNB.

Le Centre Jeunes Kamenge étant une maison assez ouverte pour ne pas manquer de contacts de ses employés, muni d’une carte de presse, pourquoi ne pas rencontrer ce fameux accusé le soir même ?

Un homme au regard perdu

C’est un homme qui affirme « vivre un terrible cauchemar » que je rencontre vers 18h passées, entourés d’amis consternés. Je me présente. « C’est incroyable ce pays », lance-t-il le regard ailleurs.
Avant toute discussion, je lui demande son passeport : « Puisque tu es entré et sorti dans un pays étranger, les services d’immigration du Rwanda [dont le sérieux n’est plus à démontrer] ont enregistré tes mouvements … »
Ni de un, ni de deux, Guillaume court littéralement fouiller dans sa voiture et me ramène le passeport. Je prends la photo de la page sur laquelle, effectivement, on constate que le dénommé Guillaume Harushimana est entré sur le territoire rwandais le 6 septembre 2014, pour en sortir le 8 septembre 2014 par le poste frontalier de Memba-Gasenyi.

Je lui demande s’il y a d’autres preuves qui peuvent étayer ce voyage.

« C’est incroyable ce pays ! »

Guillaume Harushimana, marié et bientôt père de cinq enfants, travaille au Centre Jeunes de Kamenge depuis 1999. Depuis 2001, il est Coordinateur des projets du centre, et non économe ou chargé des finances comme l’a affirmé le témoin de la RPA.
Et il se fait que Sabin Queen Chelsie I., la fille aîné de M. Harushimana, 14 ans, étudie à Kigali depuis 2012. Son numéro d’enregistrement à la NU-Vision High School commence par 1201-303/… « Les premiers dimanches du mois, je dois me rendre au Rwanda la voir », égrène-t-il les mots. Ses amis et parentés, individuellement, confirment ce programme : « Si vous doutez de ma parole, je suis prêt à vous donner les noms de deux amies avec lesquelles j’ai fait le trajet lors du week-end du 7 septembre. Elles peuvent témoigner si oui ou non je mens.»
Le contact pris, on apprend que l’une d’elle est la maman de deux filles qui étudient avec Chelsea, deux adolescentes, Marie Santianna I. et Ange Ornella N. : « J’ai profité du voyage de Guillaume pour rendre visite à mes enfants », souligne-t-elle en affirmant être prête à comparaître si le voyage de Guillaume était mis en doute. Celui-ci, soudain laconique, complète : « De toutes les façons, tout le monde sait le sérieux des hôtels rwandais. Pour celui qui veut vérifier, il suffit de se rendre dans le registre d’enregistrement des clients de l’hôtel qui m’a logé pour s’assurer de ma présence. »

Soudain, son regard décroche : « C’est incroyable ce pays », murmure-t-il de nouveau.

« Jamais confronté aux accusation avant de diffuser l’enregistrement »

Puis il se ressaisit. Il veut prouver qu’il est innocent : « Écoute, Monsieur. Le 12 janvier 2015, un journaliste de la RPA m’appelle anonymement dans l’après-midi et me dit que, de source sûre, des informations montraient que j’avais joué un rôle dans le triple assassinat de la Paroisse Guido Maria Conforti de Kamenge. Je lui ai alors dit que je ne savais rien sur cette affaire, mais que, compte-tenu du fait que j’étais en pleine circulation, il pouvait me rappeler entre 16h et 17h pour fixer rendez-vous et parler calmement de ces graves accusations. » Le journaliste anonyme ne rappellera jamais.

Mardi le 13 janvier, la RPA lance la série de diffusions mono-vocales sur la prétendue vérité sur l’assassinat des trois sœurs italiennes. L’info, diffusée sous forme de macabre feuilleton, revient le 14, puis le 15.
Jeudi le 15 janvier, le père Claudio Marano, coordonnateur du CJK, ne tient plus en entendant de nouveau sur les ondes de la RPA l’accusation portée contre un des employés de la maison. Il affichera son message sur les valves d’annonce du centre, en demandant aux jeunes d’être attentifs aux informations qui circulent. Non seulement la direction du Centre rappelle que M. Harushimana était en visite au Rwanda, mais en plus, que la camionnette blanche du CJK était réquisitionnée le 7 septembre 2014 pour les préparatifs d’un concert de gospel organisé par Kin Choir. Voir l’affiche de l’événement ici.

Vendredi 16 janvier 2015,« à 11h37 », le directeur de la RPA, suite à un email du père Claudio, appelle Guillaume Harushimana au 79 92* 06* et lui demande s’il peut « le rencontrer en privé pour évoquer les infos qui passent sur les médias. » La réponse de l’interpellé fuse, catégorique : « Pas question de parler en privé de ce que vous avez déjà publié au monde entier. »

Bob Rugurika revient à la charge : « Certaines sources disent que tu n’étais pas au pays le dimanche 7… » Guillaume lui coupe la parole : « Vous n’êtes pas chargé de savoir mes mouvements. » Dernière tentative : « Mais en tant que citoyen burundais, tu peux nous aider à faire des enquêtes. »
Guillaume manque de s’étrangler : « J’ai failli hurler de rage. Trois jours que mon nom était traîné dans la boue, que cette radio affirmait que j’avais aidé à égorger les sœurs xavériennes, alors que je travaille depuis 15 ans pour les Xavériens au CJK. Trois jours d’appels angoissés de ma famille, trois jours d’insomnie, et puis on t’appelle pour te demander si tu peux aider dans l’enquête, la voix doucereuse… » Guillaume réitère son refus de participer aux « pseudo-enquêtes. Ce n’était plus mon affaire ». La conversation s’arrête là.
Ce qui n’empêchera pas que son nom retentisse de nouveau, à midi, dans les dizaines de milliers de postes radios branchés sur le 93.7 FM.

« Personne ne m’a appelé ! »

Le 19 janvier 2015, alors que la diffusion de l’enregistrement a repris après une pause du week-end, M. Harushimana dépose une plainte auprès du CNC demandant « que la RPA démente elle-même [des] informations qui portent atteinte à ma personne, à toute ma famille ainsi qu’ à mes proches. Je considère qu’il n’y a pas eu de présomption d’innocence.»
Simultanément, il dépose une copie d’un communiqué de presse dans lequel il nie catégoriquement son implication dans le meurtre des trois sœurs auprès de nombreux médias burundais : RTNB, Radio Salama, Nderagakura, Isanganiro, Bonesha, Culture, Télé Renaissance, Rema FM, ainsi que le Groupe de presse Iwacu. « Malgré la présence de mon numéro de téléphone sur le communiqué, aucune rédaction ne m’a appelé … Sauf la Télé Renaissance, qui a passé un appel sans suite lundi dernier, et hier, avec la RTNB », ajoute Guillaume la voix cassée.
Il aura aussi déposé ce communiqué auprès des ambassades accréditées à Bujumbura : France, Belgique, Kenya, Allemagne, Pays-Bas, Union Européenne, Rwanda, Tanzanie, Afrique du Sud, États-Unis et Nonciature. « Toutes ces institutions m’ont signé la réception de ma missive. »

Le téléphone sonne : c’est son frère, qui vit en Europe, et qui veut savoir « comment évolue la situation. » Il est temps de s’éclipser …

La dérive d’un métier

Il serait malhonnête de ne pas souligner d’emblée, les batailles justes, des décisions arbitraires suspendues et ces vies sauvées par la RPA parce qu’elle a osé braver la peur des puissants et défendre « la voix des sans voix. » Et il serait encore plus malhonnête de porter le crédit dont jouit la RPA auprès d’un très large auditoire sur le ton enlevé de certains présentateurs d’informations et la gravité des sujets traités par cette radio. C’est que, réellement, depuis plus de 14 ans, cette radio nous a habitués à aller à la rencontre du peuple.
Le problème est que, à la longue, cette rédaction qui a appris à si nombreux d’entre nous (journalistes burundais) le mot « indépendance » est tombée dans un piège que je dénonçais il y a peu chez d’autres acteurs de la vie nationale : le manque d’auto-critique.
Louée par plusieurs pour son travail « engagé », pour ses éditoriaux « qui prouvent que la liberté d’expression existe au Burundi », craint, haï même, tant « elle porte jusqu’à la caricature les positions de l’opposition politique », la RPA s’est retrouvée face à ses propres démons. Les tentations d’abus du pouvoir.

Revenons en arrière sur les bases du métier de journalisme, avec ce genre particulier, le plus délicat de tous, l’enquête. Du haut de mes modestes six ans d’expérience, on nous a toujours dit chez Iwacu qu’une enquête ne vaut vraiment la peine d’être que s’il y a au moins trois sources, dont deux contradictoires. Que si on vérifie les assertions les plus triviales (dates, lieux de résidence, documents administratifs).
Et surtout, que si on accorde la parole aux personnes incriminées, a fortiori pour une accusation aussi gravissime que le meurtre de trois sœurs non-Burundaises. « Champ contre champ »… Accusation, et la parole à l’accusé. Cela a un nom : l’équilibre de l’information.

Or que s’est-t-il manifestement passé avec cet enregistrement passé sur la RPA ? Un homme est venu, tout guilleret, a demandé de témoigner à charge contre des personnes encore en vie, et au prétexte, Ô argument suprême, qu’il acceptait de parler à visage découvert, on lui a tendu le micro.
Et il a parlé. Comme ça. Gratuitement. Et on a diffusé le tout, comme ça, gratuitement.

Aucun travail de recoupement. Voyez : en deux heures maximum, Bob Rugurika aurait pu savoir si oui ou pas Guillaume Harushimana était au Burundi le jour du triple meurtre. Ce qui justifie, en partie ou en totalité, la fausseté de tout le récit développé par Yussuf. Et surtout, un vrai travail d’enquête journalistique aurait pu nous éviter tous les tracas actuels liés à son emprisonnement.
Mon rédacteur en chef a une belle expression de ce qu’a fait la RPA : le journalisme de salon. Avec cela, on peut faire dire tout et n’importe quoi à une source.

Sauf que le sujet est sensible. Très sensible. Le Vatican observe le Burundi. Ce manque d’éthique déontologique est d’autant plus condamnable qu’il a été mené par le propre Directeur de la radio, plus de dix ans d’expérience. La même radio qui crie au scandale de la corruption, du détournement, de la violence des puissants, et bien, cette radio là a souillé la réputation d’un citoyen ordinaire sans lui donner les moyens de sa défense. Oubliait-elle que sa voix porte loin, très loin dans ces mémoires populaires de tradition orale ? « La RPA l’a dit, et donc c’est vrai. »
Oui, la RPA l’a dit, quatre jour de suite, et maintenant, Guillaume Harushimana portera pour toujours, d’une manière ou d’une autre, l’opprobre d’avoir tué trois sœurs.

Quand vous serez de retour de Muramvya …

Chers Rédacteurs en chef, directeurs et patrons de presse qui vous rendez tout à l’heure à Muramvya pour réconforter notre confrère, souvenez de tenir réunion à votre retour. Ayez le courage d’inciter la RPA à s’excuser. Mettez des gardes-fou pour éviter que pareille action ne se reproduise, dans une année qui s’annonce chaude, ombrageuse parfois, de peur que l’on nous taxe de manipulateurs d’opinion.
Alors, je pense, le reste de la bataille juridique et diplomatique pour sortir M. Rugurika des geôles s’en trouvera grandi car vous aurez prouvé que lorsque nous froissons ce peuple dont quotidiennement nous portons les cris, nous tenons à nous en excuser.

Gardons à l’esprit ceci : parmi ces milliers de personnes qui portent dans leurs cœurs et indignations le mot #jesuisBobRugurika, personne n’accepterait d’être traité gratuitement de meurtrier (de sœurs !, 80 ans d’age) à midi, à table, devant ses enfants, sans défense. Personne. Même le plus vil tire-gousset.

Et surtout, souvenez-vous de la règle d’or : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fasse » C’est ce message universel que portaient sœurs Bernadette, Olga et Lucia, dans leurs timides et chaleureux sourires, sous leurs paumes calleuses.
Rendons-leur hommage en reconnaissant une erreur, collective*. Oui : honorons encore une fois le sacrifice de ces trois vies fait à notre « incroyable pays. »

* L’Observatoire de la Presse Burundaise – OPB, organe régulateur et l’Association Burundaise des Radio-diffuseurs – ABR, qui ont aussi reçu le communiqué de Guillaume Harushimana, n’ont pas bougé le petit doigt pour ramener à la raison nos confrères de la RPA.