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Plus d’une centaine de jeunes morts au nord-ouest du pays … Ce n’est pas un moment tragique, mais un terrible processus, qui dure depuis quatre ans sous nos yeux. En voici les acteurs.

Cela est indécent, je le reconnais d’emblée. C’est profondément irrespectueux d’engager cette réflexion alors que des familles attendent, dans l’incompréhension et une immense souffrance, l’improbable nouvelle d’un fils mort à Cibitoke. Mort en vain. Énièmes vies fauchées dans la poussière ocre des collines du nord-ouest, suite à quelques calculs mal ajustés de braves messieurs respirant l’air climatisé des villes. Des Sires qui ont, suprême ironie, tendrement fêtés Noël et le Nouvel An avec les leurs.
Mais que faire ?
C’est justement parce que cette énième barbarie survient à l’aurore d’une année électorale qui promet coups et contre-coups (violents, hélas !), qu’il faut parler. D’urgence.

Pardon donc d’interpeller deux catégories de Burundais qui, depuis bientôt cinq ans, président aux destinées matérielles et mémorielles du peuple : la société civile et le parti au pouvoir.

L’impossible neutralité idéologique de la société civile

Il y a près de deux années, je dressais un tableau incomplet des enjeux de la presse au Burundi, face à trois acteurs majeurs de la politique burundaise : le parti au pouvoir, l’opposition et la société civile.
Sur cette dernière, je notais ceci :

Celle-ci a, au fil de l’histoire du Burundi, acquis dans le monde urbain (grand consommateur et « façonneur » du produit médiatique) l’image d’un groupe de personnes qui, « puisqu’ils ne cherchent pas d’intérêts politiques veulent nécessairement le bien de tous. » La réalité est, à mon avis, nuancée : en effet, si les activistes de la société civile (à travers l’action associative) concourent à créer une « tension » autour des enjeux de la vie nationale et par là, à porter le débat et l’action politique vers l’intérêt du plus grand nombre, il n’en demeure pas moins qu’ils défendent aussi certains intérêts (ne fut-ce que, de manière psychologique, leur image et prestige dans la société).

18 mois après la rédaction de ce paragraphe, je voudrais pointer le spectacle affligeant que donne à voir, parfois, les « acteurs de la société civile » sur des sujets traitant des enjeux politiques. Ils souffrent d’une chose : ils ne sont pas neutres, dans le sens de l’absence de soutien implicite ou explicite à l’une des deux idéologies en lutte pour le pouvoir (entre celle du pouvoir et de l’opposition.) Pour la grande majorité d’entre eux, en tout cas, ceux qui ont accès aux médias burundais et qui, semaine après semaines, nous racontent des vérités sans aucune remise en cause, des discours qui s’érigent en « vérités » juste parce que contraires à celui du pouvoir, ou mieux, l’accablent.
Au fond, si elle ne partage pas avec l’opposition la recherche des postes politiques, la société civile burundaise communie, politiquement, avec les opposants politiques dans la lutte contre le parti au pouvoir.

La société civile devrait être l’arbitre, celle qui conseille, qui appelle à la raison. Hélas !, elle est juge. Condamne. Adoube ou excommunie, les gens autant que les opinions. Elle ne participe pas au dialogue sociétal en élevant la réflexion sur les enjeux critiques, elle se positionne, défend, œuvre à découvert ou en coulisses comme de vulgaires politiciens. Elle se tait ou crie quand elle sent que ses alliés sont en difficulté, vitupère et attaque quand il s’agit de faire plier le parti au pouvoir. Et quand on pointe son parti-pris, la réplique est toute trouvée : « Vous êtes un communicant du pouvoir », ou, suprême argument « Espèce d’Imbonerakure » !

Surtout, n’évoquez jamais ces bizarreries dans le traitement des dossiers liés à la sécurité depuis quatre ans :
– après le retrait de l’opposition des communales de 2010, elle pouvait apporter son « expertise d’enquête » pour mettre à nu ceux qui ont lancés des grenades et pensé engager des actions militaires pour « gêner le pouvoir. » Hélas, jamais cela n’a été fait. Cette action risquant de mettre à mal la réputation de certains politiques « alliés objectifs », les leaders de la société civile se sont contentés de répéter de façon sibylline que « la mauvaise gouvernance du Cndd-Fdd peut mener à des violences armées », après, bien sur, les condamnations d’usage.
– en novembre 2011, Alexis Sinduhije, président du MSD alors en exil déclare dans une interview qu’il ne voit d’élections en 2015, mais à la place un « processus révolutionnaire d’au moins trois ans » … Il ajoute : « J’ai proposé au président Nkurunziza de sauver le Burundi de la guerre par la dissolution de l’Assemblée Nationale et du Sénat, et l’appel aux élections de mi-mandat. » Ces terribles mots passeront dans le silence le plus complet dans le débat politique public. Pourtant, quand le même président Nkurunziza parle de mujeri cinq mois plus tard, l’indignation de la société civile, totale, est saisissante (compréhensible, même) …
– quand les Nations Unies publient le fameux rapport répertoriant les groupes armés opérant à l’Est de la RDC, en 2012, le silence de la société civile est sidérant. Elle ne peut pas alors mettre publiquement en doute la véracité des enquêtes d’une institution qu’elle demande par ailleurs, et avec insistance, de rester au Burundi (sous la configuration BNUB). Pourtant, elle n’osera jamais condamner publiquement les politiques burundais y mentionnés. Elle ne publiera pas de déclarations. Elle ne s’indignera pas sur RFI, le media international préféré. Elle restera silencieuse. Au plus, les journalistes donneront micro aux incriminés pour qu’ils se dédouanent. Et ce fut tout.
– l’année électorale approchant, et anticipant que les perturbations, s’il y en avait, viendraient essentiellement de l’Est de la RDC, le gouvernement du Burundi, dans le cadre d’un accord militaire avec son homologue congolais, entame le positionnement stratégique de militaires le long de la frontière entre les deux pays pour éviter que des groupes armés n’opèrent des incursions en profitant de sa porosité. Entre-temps, à plusieurs reprises, certains acteurs de l’opposition, ouvertement ou à mots feutrés, ont fait comprendre qu’il n’y aura pas d’élections en 2015, parlant « de gouvernement de transition si cela est nécessaire » …
Et curieusement, des acteurs de la société civile se mettent en branle-bas général. Six mois d’intense activisme, d’enquêtes frénétiques et de pression diplomatique débouchent sur le retrait de l’armée burundaise en septembre dernier. Le motif est tout trouvé, à coups d’hypothétiques ou fausses preuves : si l’armée burundaise est en RDC, c’est parce qu’elle y entraîne des Imbonerakure. Il faut donc retirer ces troupes qui ne savent que former des milices …
– le résultat de ce retrait n’a pas traîné : un peu plus de deux mois après le départ des militaires burundais, l’Est de la RDC déverse sur l’Ouest du Burundi, à quelques dizaines de kilomètres de la capitale, des colonnes d’une centaine de jeunes combattants qui tentent de rejoindre la Kibira, demeure de toutes les rebellions burundaises (en catastrophe et pour donner des gages de garanties sécuritaires au gouvernement burundais, l’armée congolaise a dès hier entamé avec l’aide de la Monusco des opérations militaires contre les FNL, délaissant la grande offensive annoncée contre les FDLR).
Vraisemblablement, les visiteurs de Cibitoke ne sont pas venus couper que du bois sauvage, alors que le processus électoral est maintenu après d’âpres joutes orales sur la validité du processus d’enrôlement des votants … D’ailleurs, le moment de l’attaque était fort bien choisi puisqu’il permettait d’établir un amalgame avec la débandade des FDLR dont l’ultimatum pour le dépôt d’armes expirait quelques deux jours après.

Et puis, ce fut le silence. Pas de condamnation spontanée comme c’est le cas quand le « gouvernement est fautif », ce gouvernement traînant d’ailleurs les pieds pour « apaiser » la population (comme si les messages d’apaisement livrés quatre mois avant avaient eu un quelconque effet bénéfique).
Un jeu de dupes : depuis 2006, toutes les fois que ce même gouvernement a communiqué, les mêmes acteurs de la société civile qui demandent d’être tranquillisés ont systématiquement dénoncé des mensonges. Puis donné, ou laissé entrevoir leur vérité à eux.
Il faut dire simplement qu’avec Cibitoke, comme avec le rapport de l’ONU, la patate est trop chaude : il faut laisser le gouvernement dire ce qu’il sait. On réagira après. En remettant en cause, évidemment, la parole officielle … qu’on attendait soit-disant « impatiemment. » Et comme les Grands Lacs africains d’histoires plus ou moins facilement « fabricables », on ne manquera pas de soulever des « questions » ou des hypothèses qui vont noyer les vraies enjeux autour de l’attaque.

Pour celui qui ne l’aurait pas remarqué, ces demi-silences, ces silences complets, brisés, cette parole adroitement gérée procède d’une tradition burundaise consciencieusement appliquée. Elle dit ceci : c’est quand le Burundais est silencieux qu’il dit précisément ce qu’il sait. Ijambo rigukunze rikuguma mu nda. Littéralement, « le mot qui t’aime te reste dans le ventre. » Ce qui compte vraiment est ce qui n’est pas dit.

Et nos leaders de la société civile nous le montrent, un peu trop souvent ces derniers temps. Avec une conséquence désastreuse : le soutien, même implicite, « inconsciente », d’une partie des idéologies en lutte, donne aux penseurs de cette dernière l’impression de justesse dans tout. N’étant pas remis en cause systématiquement comme l’est le pouvoir, n’étant pas soumis au regard critique, traités avec complaisance au nom de « la lutte contre un ennemi commun », toutes les actions, même les plus hasardeuses, ont valeur de validité.
La société civile n’a plus de force morale, elle mène un combat platement politique. C’est son droit. Mais elle laisse l’opposition (officielle, non-officielle, connue et inconnue) en proie à ses pires hérésies dans la conquête du pouvoir.
Cabre le gouvernement qui sait qu’en face, il n’y a qu’un bloc. Et surtout, brouille la portée des résultats sociaux positifs à son action.

Les jeunes morts à Cibitoke (en attendant exactement de savoir qui ils sont), venus conquérir le pouvoir armes en mains, ou aider dans sa conquête, sont des sacrifiés d’un leadership intellectuel de la société civile burundaise titubant. Si cette dernière s’était constamment appliquée, par des actions sociales, des prises de position claires sur les radios, dans les manifestations, diplomatiquement, par une action civique de pression sur tous les éléments de l’opposition contre l’idée qu’on peut encore conquérir le pouvoir par les armes au Burundi, je suis sûr qu’on aurait évité la mort d’une centaine de jeunes hommes fin 2014.

En face, quel modèle ? La loi de la force, brute

Ce qui est encore plus triste, c’est que le drame burundais est triple. D’une part une opposition dont les réactions, les lignes de conduite ou la réflexion sociale sont souvent consternantes. D’autre part, une société civile dont l’agitation, loin de veiller à la stricte avancée des droits humains, l’éducation civique et intellectuelle de la société, concourt plutôt à appuyer intelligemment l’opposition.
Enfin, le parti au pouvoir dont la manifestation institutionnelle la plus présente est l’administration, le gouvernement, l’action politique. Quelle part a-t-il dans la mort des siens ?

C’est compréhensible de rappeler aux jeunes que la violence armée ne résoudra plus aucune haute ambition politique au Burundi. Ou de les avertir, jour après jour, que « Uwuzokwatsa umuriro uzotangurira iwe uherere iwe » – pour celui qui allumera un feu, ce dernier commencera chez lui et s’éteindra sur place.
Car la ruralité burundaise de fin 2014 n’est plus celle de 1996 : la plupart des hommes, toutes catégories sociales confondues, savent le maniement des armes, toutes les familles aspirent à vivre en paix, même si c’est dans la pauvreté. Mieux : nos collines se méfient de la guerre car ce sont eux, les pauvres, ceux qui n’ont pas accès aux radios à longueur de journée (dans tout le sens du terme), oubliés dans leurs champs et haillons, qui trinquent dans le sang quand la balle siffle. Les Burundais sur les collines ne veulent plus de conflits armés. Ils l’ont montré à Cibitoke, et même dans d’autres cas passés sous le silence bienveillant de nos communicateurs officiels (de toutes tendances).

Mais quelle alternative nous offre le Cndd-Fdd ? S’il est désormais impossible de conquérir le pouvoir par les armes, lequel pouvoir donne droit à la jouissance des biens matériels en l’absence d’une véritable offre de l’emploi, « qu’est ce qui est faisable pour avoir accès au capital » ? Car c’est là la question essentielle à laquelle est confrontée toute idéologie politique dans sa gestion du pouvoir.

Dans la foulée des déclarations hésitantes sur les combats à Cibitoke, un post a retenu mon attention, rédigé par un membre du parti au pouvoir et « écrivain », de surcroît :

Au Burundi, ceux qui creusent des tombes pour le peuple portent, comme tout loup déguisé en agneau, les apparences de défenseurs des droits de l’homme ou des militants pour un mieux être. Invités préférés des médias privés, ils recourent au sensationnel, au sophisme et aux menaces en prenant la communauté internationale à témoin. Et la farce est jouée !
Les conséquences sont palpables : depuis 2013, 70% des appuis financiers promis par les Occidentaux n’ont pas été débloqués; le parlement européen à menacé de suspendre le Burundi des Accords de Cotonou; l’armée burundaise a renoncé au partenariat de sécurité commune avec la RDC et ses militaires sont rentrés la tête basse; pour le financement des élections, l’Union Européenne s’empêtre toujours dans des manœuvres dilatoires; Russel Feingold (envoyé spécial de Barack Obama dans la région des Grands Lacs) se substitue aux organes compétents du Burundi pour interpréter la constitution et donner des injonctions au Parti CNDD-FDD de ne pas tenter de choisir Pierre Nkurunziza comme candidat pour les élections de 2015; les sacrifices des fils et filles du Burundi et les performances de l’armée et de la police dans les opérations de maintien de la paix en Somalie et en RCA sont relégués à l’arrière plan du tableau que ceux qui roulent contre les intérêts du peuple brossent à tout bout de champ.

Il n’est pas déplacé d’imaginer que ce sera l’une des lignes de propagande du parti au pouvoir en 2015, l’ennemi étant « l’opposition et son bras-doit, la société civile, qui font que nous perdons beaucoup de moyens qui aideraient autrement à votre développement, chère population rurale » …
Dans une envolée de propagande, on simplifiera la réalité en accusant, oubliant l’honnêteté de mener un véritable travail d’introspection sur sa pratique propre du pouvoir.
Ainsi :
– si « depuis 2013, 70% des appuis financiers promis par les Occidentaux n’ont pas été débloqués », c’est en grande partie parce que ces braves Occidentaux (tantôt « Chéri », tantôt « Diable » au grès de ceux qu’on veut en tirer) vont vous donner tout de même leur argent. Et il suffit d’entrer dans plusieurs institutions publiques pour comprendre pourquoi tous hésitent à donner les milliards de Fbu promis.
Des fonctionnaires non-encadrés, sans motivation ni désir de servir réellement le peuple, occupés à chercher par tous les moyens son invitation à un séminaire ici, atelier de validation par là, des hauts-fonctionnaires plus préoccupés par leurs « chantiers » qu’une quelconque réalisation du programme gouvernemental, le règne du perdiem, des frais de mission, des voyages « pris en charge par » … Et là où le service marche, très souvent, c’est parce qu’un projet ministériel spécifiquement financé permet aux fonctionnaires de vivre d’un salaire décent.
Pourquoi donner des milliards quand, déjà, des financements rentrent en Europe par manque d’utilisation ?
– Si « le parlement européen a menacé de suspendre le Burundi des Accords de Cotonou », il faut s’en prendre à vous, le Cndd-Fdd. Ce brave Parlement de Strasbourg n’est pas le pote du Burundi. C’est une institution politique, avec ses jeux, ses acteurs, ses lois. Il faut platement reconnaître que la diplomatie burundaise a été faible, que le gouvernement n’a pas été capable de défendre ses positions auprès de son plus grand bailleur multilatéral.
– Et si la majeure partie des Burundais et du monde ne savent pas le formidable sacrifice consenti par les forces armées burundaises pour le retour à la vie normale en Somalie, ce n’est pas parce que Pacifique ou Mbonimpa ont presque quotidiennement antenne sur les radios de Bujumbura.
Non. C’est parce que le pouvoir actuel pense gaillardement que la communication, dans un pays du 21ème siècle, consiste à montrer sur la Radio Télévision Nationale le Chef de l’État en train de déterrer un immense manioc dans un de ses multiples champs.

A la fin, on a donc envie de dire aux membres du parti au pouvoir : « Cessez de vous en prendre aux autres, en 2015. Prenez comme miroir le pays, et scrutez-vous. Vous verrez que l’absence d’une éthique dans votre action politique (tout est presque permis, à condition d’être soutenu par un puissant), la promotion de la médiocrité même dans des postes strictement techniques, l’incapacité de structurer intellectuellement la marche du pays dans tous ses aspects conduisent le peuple vers des extrémismes. »

On a envie de rappeler au parti au pouvoir que seul le règne du mérite de l’effort et l’excellence (académique, scolaire, professionnelle, intellectuelle) comme clés du succès et de l’accomplissement social apaisera complètement la société burundaise, en place et lieu du vol, du clientélisme et de la corruption, de la peur de ne pas plaire, de ne pas être le valet de tel puissant.

On a envie d’inviter les Bagumyabanga qui, dans quelques semaines, se presseront à l’entrée des congrès extraordinaires, ordinaires, ou secrets à sortir rendre visite aux rues et allées du Burundi, de la capitale à la campagne, vers 13h20.
En ce moment-là, des dizaines de milliers de jeunes en uniformes quittent l’école et le lycée, d’autres y vont, des étudiants se hâtent de reprendre cours. Si le Cndd-Fdd n’accepte pas de doter le pays d’un leadership civil clairvoyant, capable d’inspirer confiance pour que les Occidentaux (ces-amis-de-circonstance) appuient en aides et que les investisseurs débarquent en masse au Burundi, alors il y aura toujours des jeunes perdus comme à Cibitoke un certain 30 décembre 2014. Leur raisonnement est simple : pourquoi ne pas recourir à la violence au Burundi pour prospérer quand, pour être respecté et bedonnant, il faille (depuis huit ans) être sous la coupe d’un général ou d’un puissant Mugumyabanga ?

Les morts de Cibitoke sont les sacrifiés d’un leadership politique actuel incapable d’inventivité, d’offrir aux jeunes d’autres perspectives que l’idée qu’être un Imbonerakure est la garantie du salut.

Tout de même, à tout ce beau monde, une belle et riche (humainement) nouvelle année.